En route pour l'audace

Dans n'importe quel autre album de Noir Désir, un titre comme "Le Grand Incendie" aurait fait l'objet. d'un hymne incandescent, avec coup de poing lyrique et guitare de feu. Dans "Des visages des figures", le groupe attise la braise de ce morceau sans l'entlammer. Sur fond de boogie pète-sec, Bertrand Cantat déclame, impassible, en Jim Morrison janséniste.

A deux occasions - "Son style 1", "Lost" (seule chanson, cette fois, à référence anglophone), les Bordelais prouveront qu'ils savent encore emballer dans le bruit et la fureur. Mais à l'image de cet "incendie" sous la glace, ce nouvel album s'aventure avec audace dans le dépouillement et les tensions sous-jacentes.

Depuis toujours ingrédient de base de leurs cocktails explosifs, le blues demeure quand l'essentiel des clichés rock est évacué. Un blues déchamé, primitif, capable de servir les pulsions, la narration et les chansons. Si le quatuor démontre à nouveau son homogénéité, ce disque met en valeur les performances particulières d'un chanteur et d'un guitariste.

Jamais, sans doute, Bertrand Cantat n'aura travaillé autant de registres. Jusque-là, son timbre faisait d'abord corps avec son charisme, quitte à parfois abuser des défis physiques. Ici, Il prend le parti des modulations. Haute et délicate, sa voix rappelle, dans "L'Enfant roi", les incantations des bluesmen fragiles Skip James ou Alan Wilson, la "chouette aveugle" de Canned Heat. Sauvagement ironique dans "Son style 1", elle berce d'une douceur intense le single, "Le vent nous portera" ; choisit la gravité sans pathos dans "A l'envers à l'endroit", pour marquer la résistance fataliste du groupe face au bradage libéral du monde.

Si, dans l'adaptation risquée, mais magnifique, de "Des armes", un poème de Léo Ferré, Cantat ose le lyrisme sans trébucher, il dérape dans le chant, comme dans l'écriture, de "Bouquet de nerfs", pénible exercice "poétique" et seule faute de goût de l'album.

Grâce fantomatique

Seul membre du groupe à avoir tenté l'aventure solo, le guitariste Serge Teyssot-Gay en a ramené un sens de l'audace qui a sans doute été l'un des moteurs des changements de "Des visages des figures". Des lumineux arpèges de "Le vent nous portera", répondant aux accords sautillants de Manu Chao, au jeu de larsen entêtant de "L'Appartement", cet instrumentiste, aussi sobre qu'inventif, pose sa marque décisive sur chaque chanson. Des effets électroniques grouillent parfois dans l'ombre. Des arrangements de cordes discrets (signés Romain Humeau, du groupe Eiffel) parent la chanson-titre d'une grâce fantomatique. La clarinette d'Akosh Szelevényi s'épanouit gracieusement dans "Le vent nous portera", avant que ce complice hongrois laisse libre cours à sa furia free-jazz dans "L'Europe", monstrueux final de vingt-quatre minutes. Aux déclamations de Cantat répondent, ici, les visions surréalistes de Brigitte Fontaine dont l'humour oxygène un peu ce maelström hypnotique et révolté, à vivre une fois plutôt qu'à réécouter.

Stéphane Davet - Le Monde - 13 septembre 2001

 

Un art consommé du calembour

Bertrand Cantat a toujours cultivé un art sans complexe du calembour, cette "fiente de l'esprit qui vole", selon le mot de Victor Hugo. "Ce n'est jamais gratuit, défend le parolier et chanteur de Noir Désir. Ça doit avoir un sens."

L'amateur de jeux de mots appréciera ainsi, sur "Des visages des fîgures", l'audacieux "T'oublies or not t'oublies" (Bouquets de nerfs) ou le basique "C'est le raz de marée ! Les rats peuvent plus se marrer" (Le Grand incendie).

Dès le premier mini-album du groupe, "Où veux-tu qu'je r'garde", on découvrait le calamiteux "Si je suis couché, je n'joins pas les debouts" (Toujours être ailleurs). Mais c'est "Aux sombres héros de l'amer", le tube de l'album suivant, "Veuillez rendre l'âme (à qui elle appartient)", qui devait consacrer ce talent,. "Les naufragés et leur peine qui jetaient l'encre ici / Et arrêtaient d'écrire... "

Le groupe continue de distiller ses perles au fil des albums "Du ciment sous les plaines" ("Tout passe, tout casse / Le joint, le cul lassent", Si rien ne bouge) et 666.667 Club ("Il y avait Paul et Mickey / On pouvait discuter", Un jour en France), épargnant toutefois la poésie abrupte et largement anglophone de Tostaky.

Le Monde - 13 septembre 2001