NOIR DÉSIR, FIGURE DE PROUE
«Sauter dans le vide quitte
à se faire peur» Par LUDOVIC PERRIN ET GILLES RENAULT C'est depuis la cabine d'une péniche parisienne que Noir Désir commente sa remise à flot. Faibles roulis et tangage, le climat apparaît serein et décontracté entre les quatre musiciens, dont les propos se superposent ou se complètent pour décrire l'incertitude et la confiance, leur relation à la langue et au business.
Cinq années séparent vos deux derniers albums... Pourtant nous n'avons guère chômé. Un an et demi de tournée a suivi la sortie de 666 667 Club. Il y a eu ensuite quelques arrêts salutaires, puis tous les projets auxquels nous avons été associés, avec les Têtes raides, Bashung, la compilation hommage à Brel, un album solo (de Serge Teyssot-Gay, ndlr), l'album de remixes One Trip, one Noise, du free jazz avec Akosh S. et nos engagements dont on parle moins. Rien que le Gisti, avec Rodolphe Burger, nous a mobilisés six mois à temps complet. Visiblement, on remarque plus nos sorties d'albums que nos participations extérieures. C'est d'ailleurs le poids de cette attente qui ne nous permet pas de sortir un disque tous les quatre matins. Ce sont des projets lourds à transporter. Est-ce à dire qu'un enregistrement de Noir Désir nécessite aujourd'hui plus de maturation? Peut-être que Des visages, des figures donne l'impression d'être plus chiadé, mais les précédents, 666 667 Club ou Tostaky, l'étaient également. On ne fait pas un album de Noir Désir par obligation contractuelle ou pour rester en activité. Non, la seule question qui se pose à nous est: est-ce qu'on a encore des trucs à faire ensemble? On y répond d'abord avant de se jeter sur les instruments. Chaque disque nous amène à la fin d'un processus au terme duquel, mentalement, physiquement, nous ne pouvons plus nous supporter. Il faut alors réenclencher l'activité, se stimuler à nouveau. L'album de remixes «One trip, one Noise» semble avoir joué un rôle important. Il a fait partie intégrante d'une ouverture d'esprit accrue, à l'extrême inverse de l'attitude protectionniste qui nous caractérisait jadis. Nous avons vu que l'oiseau pouvait s'envoler sans nous. Là, ça n'a rien à voir. Nous avons souhaité volontairement bouleverser nos repères, sauter dans le vide. Quitte à se faire peur. Nous avons plus confiance en nous. Mais c'est une situation paradoxale, puisque notre moteur a toujours été le doute, la remise en question. Disons que nous nous sentons capables aujourd'hui d'aborder n'importe quoi, du moment qu'on le sent. Comment s'est passé le processus de création? Notre premier travail a consisté à éliminer toute la pollution qui empêche d'empoigner véritablement la matière créative: pression médiatique, avis des proches, questions quant à savoir si le public nous suivra ou non. Même si on croit pouvoir gérer tout ça, ça prend du temps. Il y a un an et demi, nous avons vraiment commencé à réfléchir aux nouvelles chansons, par étapes, avec des sessions de travail suivies d'un temps de digestion et de discussions à n'en plus finir. La sélection s'est opérée au fur et à mesure. Quelques pistes ont été abandonnées, elles étaient soit trop expressionnistes, soit hip-hop. Nous pouvons être perméables aux influences qui nous entourent, mais si elles ne servent pas la chanson, si elles n'ont pas été bien cernées, alors autant les laisser reposer. Seul le résultat compte, peu importe la méthode. Certains morceaux étaient déjà écrits, d'autres sont partis d'un brouillon collectif... On travaille toujours d'une manière obsessionnelle autour de deux ou trois idées. Avec le temps, on arrive sans doute plus à rentrer dans le détail, à aller plus en profondeur dans les mots. A côté de ça, il y a le geste devenu plus naturel avec la technique, la connaissance que l'on acquiert de la langue et de la musique. Il importe surtout de ne pas s'autocensurer, ni de forcer la revendication ou l'acte poético-lyrique, s'il n'est pas clairement ressenti. Pour la première fois dans vos albums, l'anglais a presque totalement disparu. Comme pour le reste, il n'y a rien de prémédité là-dedans. Peut-être juste l'absence d'envie d'écrire en anglais. C'est d'un banal... Et aussi une façon d'assumer plus explicitement des idées? C'est à nouveau un mélange de confiance et de questionnement, qui va jusqu'à paralyser; c'est tellement dur de sortir des chansons qui seront sujettes à critiques, empoignades. Maintenant, le français navigue bien sur le ton plus introspectif, en nuances, de l'album, avec ses collines et ses plaines sur lesquelles coule la langue. Vingt ans après, on accepte l'idée de savoir faire de la musique, de savoir écrire. Il y a aussi cette chanson de Ferré? C'est venu de la proposition d'une revue basée à Chartres, 21.3. Parmi les textes, il y avait celui-ci, de Ferré, disponible sur le Testament phonographe. On ne l'aurait jamais fait par nous-mêmes. Composer dans le cadre d'un disque accompagnant une revue de poésie nous a décomplexés, jusqu'à nous inciter à garder Des armes sur notre propre album. Cette chanson complète les thèmes abordés, la mondialisation et ses effets, écarts de richesses, lutte des classes... Personne actuellement ne peut dire où va le monde. Il est certain, en revanche, que le schéma actuel est seulement fait pour servir la soupe aux dominants. Alors, disons qu'il faut une certaine dose d'humour pour parler de ce système d'une prétention sans bornes, dominé par le ridicule, qui veut absolument nous imposer sa vision du bonheur comme valeur marchande. La traduction la plus prégnante de cette confusion est-elle de critiquer Vivendi («A l'envers à l'endroit») tout en y appartenant? Nous préférons en rire plutôt que d'en pleurer. Aujourd'hui, nul ne peut s'extraire du système. Les capitaux s'interpénètrent, tout le monde fait partie de la même boîte. Ouvrir son robinet, c'est déjà enrichir Vivendi, via la Générale des eaux. Voilà, on sert la soupe, sans même plus savoir à qui. C'est devenu comme jouer aux billes dans la cour de récréation, sauf qu'il s'agit là d'une enfance dégénérée. Nous nous efforçons juste de travailler encore avec des personnes, chez Barclay, et de ne pas avoir à rendre des comptes plus haut. Mais critiquer Vivendi leur importe peu: tu peux leur cracher dessus, pas de problème tant que la courbe des ventes grimpe. Qu'est-ce qui, en 2001, soude Noir Désir? Il y a une communauté d'échange, de pensée et de combat, avec toutefois des divergences car les personnalités se creusent avec le temps. Mais nous nous entendons sur l'essentiel. Jusqu'à il y a peu, nous voyions nos rapports comme ceux d'un vieux couple. Aujourd'hui, ils se rapprocheraient plus d'une fratrie. Régulièrement il y a sclérose, d'où le besoin de s'arrêter. La longévité du groupe? On ne se pose plus la question depuis longtemps. Ce n'est pas un critère. Il n'y a qu'à voir les Stones! Comment ça marche un groupe? Il y a une sacrée part de mystère là-dedans. Chacun donnerait une version différente. Le public de notre âge nous interpelle aujourd'hui: «Salut, comment tu vas?», alors que les gamins nous disent «Bonjour, monsieur, comment allez-vous?» Ça fait quand même un peu bizarre. Votre interprétation du titre de l'album, «Des visages, des figures»? Ouverte. C'est un peu tout ce qu'on a traversé: on se dévisage, on se défigure, ça pourrait aussi être le résumé d'une vie. Vous jouissez d'un vrai respect au niveau de la scène française. Il serait mensonger de prétendre que la reconnaissance de nos pairs nous laisse indifférents. On s'y est habitués et si elle n'était plus là, probablement qu'elle nous manquerait. Nous avons l'impression d'avoir pu garder une certaine humilité, tout ayant apporté deux ou trois trucs. Nous assumons maintenant. |