Cinq années séparent Des visages des figures du précédent album. Cinq années non de silence mais d'aventures en solo, de concerts de toutes sortes, de rencontres. Comme pour mieux se retrouver. Des visages et des figures, un disque de belle facture, de la belle ouvrage serions-nous tentée d'écrire tant la texture mélodique tisse des atmosphères aux sonorités précieuses, explorant de nouveaux territoires vers d'autres possibles. Album impressionniste qui procède par touches successives, dessinant un tableau aux couleurs lancinantes, parfois évanescentes qui témoigne d'une liberté de création totale, d'un désir jamais assouvi. Désir de musique, désir d'un autre monde, l'album dessine d'autres contours musicaux, se laisse porter, pour mieux vous emporter, sur des tapis de cordes qui distillent des fragrances étonnantes, s'aventure vers des orchestrations aux phrasés mélodiques d'une sérénité absolue. Il se dégage alors un sentiment de plénitude à l'écoute de Des visages des figures quand bien même la révolte est là, intacte. Rencontre avec ces quatre bonshommes qui, s'ils parlent des choses graves de ce monde, s'amusent volontiers de tout et de rien. Quatre musiciens émérites, quatre copains à l'amitié indéfectible. Et si chacun de vous donnait sa vision de ce nouvel album, " des Visages et des figures "... Serge Teyssot-Gay : C'est un album qui continue d'être en évolution et ça me plaît. Continuer d'évoluer à quatre, après tant d'années de vie commune, de musique ensemble, après toutes ces choses que nous avons affirmées, parfois de façon assez radicale voire frontale et réussir à s'échapper pour recréer d'autres univers... Le fond reste le même mais la manière d'aborder notre musique est différente, comporte plus d'ouvertures. On a toujours souhaité et voulu l'ouverture, ne serait-ce qu'en écoutant des musiques qui provenaient d'horizons différents, refusant les chapelles... J'ai l'impression qu'on s'est échappé de notre petite baraque, qu'enfin on court nu dans la plaine et c'est le pied ! Jean-Paul Roy : D'autres textures sonores, d'autres instruments, c'est le fait marquant de l'album. Raconter des histoires avec d'autres moyens que nos moyens " naturels ", guitare-basse-batterie, sortir de ce carcan-là pour arriver autre part, c'est plutôt excitant. Denis Barthe : chaque fois que se repointe à l'horizon l'idée d'un album de Noir Désir, on n'est jamais sûr qu'il va se faire. Il nous faut vérifier que nous sommes toujours tous branchés sur la même longueur d'ondes, que nous partageons les mêmes envies, les mêmes luttes. C'est un bonheur que ce disque ait pu se réaliser et que l'on ait pu trouver d'autres langages pour y parvenir. S'échapper du schéma guitare-basse-batterie qu'évoque Jean-Paul, même s'il nous est arrivé à maintes reprises d'accueillir des invités sur d'autres albums - nous étions tout de même très protectionnistes -, jamais nous n'avions fouillé d'autres univers comme pour cet album. On a largué nos fringues et on s'est décidé à en acheter de nouvelles. Le résultat, c'est une grande bouffée d'oxygène. Se dire et constater qu'après tout ce temps, on n'est pas à sec : on est allé jusqu'au bout de quelque chose et il nous reste toujours l'envie et la force d'aller ailleurs. Bref, l'heure n'a pas encore sonné de planter des carottes ! Bertrand Cantat : Tu ne m'avais jamais dit que tu savais planter des carottes ! Denis Barthe : Le jour où on en plantera, mon p'tit gars ça va se savoir ! Bertrand Cantat : Ils en ont dit beaucoup mes petits camarades... Tout a été dit par les copains à propos de ces nouvelles textures, de ces nouveaux horizons... C'est toujours une lutte, déjà de vivre, alors faire de la musique... Ce sont des histoires d'échanges mais aussi un combat et dans ce que l'on raconte, il en est pas mal question aussi. Or nous avions négligé que dans tout art de combat, il y a aussi l'esquive. Cette fois-ci, nous avons plus travaillé l'esquive que le coup porté. Faut-il parler de rupture même si cet album dégage surtout un sentiment de sérénité que ce soit au niveau musical que des textes et même de la voix ? Bertrand Cantat : De rupture dans la continuité comme disait Giscard en 1974... Denis Barthe : ...mais sans l'accordéon ! Bertrand Cantat : La sérénité, oui en quelque sorte. Une sérénité nourrie au biberon du doute mais justement parce que nous sommes capables aujourd'hui d'assumer cette idée de doute plutôt que d'affirmer des certitudes. Ce n'est pas le genre de la maison. Avoir des convictions oui, des certitudes jamais ! Denis Barthe : La radiographie de la fougue, on l'a eue avec le double live. Il n'y a aucune raison d'aller plus vite, plus haut, plus fort uniquement pour se prouver que l'on peut le faire. Et je ne suis pas sûr que l'on pourrait le faire. Après ça, donc, il faut chercher d'autres voies pour s'exprimer, montrer que nous avons - je l'espère - évolué et que nous ne sommes pas en train de radoter. Si Noir Désir se met à rabâcher du Noir Désir, on va se retrouver aussi con qu'un bon nombre de groupes dont je tairai les noms. Cette ouverture aux autres, c'était décisif ? Serge Teyssot-Gay : Entre nous, oui. Nous avions le besoin de nous ouvrir le plus largement possible. être sincères, c'est une règle fondamentale pour ne trahir personne, nous dans un premier temps et les personnes qui nous écoutent, qui nous suivent sur cet album-là. Parlons des rencontres. Avec Akosh, ce n'est pas la première fois mais aussi Manu Chao sur une chanson, Brigitte Fontaine... C'est le fruit de rencontres autres que musicales, plus tribu que chapelle ? Bertrand Cantat : Antichapelle on l'est vraiment. Dès que les choses se resserrent, que les murs s'érigent, que les cloisons deviennent un peu trop solides cela devient problématique. Ce qui ne veut pas dire que nous n'avons pas nos fidélités, nos histoires de " tribu " mais avec une grande vigilance pour que cela ne devienne pas une prison. Ces rencontres et ces présences sont à divers titres. Avec Akosh, c'est plus suivi et poussé qu'avec Brigitte Fontaine. Là c'était l'envie artistique de l'entendre sur ce projet-là car il n'y a qu'elle pour parler de la sorte, de manière aussi décalée, de l'Europe. Comme il se trouve qu'elle nous a demandé de participer à son album, il s'est opéré un tir croisé intéressant. Mais tout ça ne fait pas forcément une tribu. Des rencontres purement artistiques existent aussi, où l'on se dit qu'une seule personne peut relever ce " défi ". Manu a poussé la porte du studio au moment où l'on mixait le Vent nous portera. A priori c'était fini et c'est plutôt génial qu'au dernier moment sa participation se soit faite dans une très grande fluidité. Exactement comme on pouvait le rêver. Il a ajouté son histoire d'une manière libre. Entre cet album et le précédent, il y a eu des aventures en solo pour chacun d'entre vous... Serge Teyssot-Gay : Des aventures qui nourrissent le collectif. Se retrouver, c'est aussi profiter de ce que chacun a pu apprendre. Cette notion de collectif avec ce respect des individus semble importante. Cela peut-il expliquer votre longévité ? Bertrand Cantat : Notre longévité s'explique par le fait que nous nous arrêtons régulièrement, que nous faisons autre chose, sinon, c'est invivable. Foncer tout le temps sans souffler, c'est ne pas prendre de recul, ne pas se nourrir des apports extérieurs et, quelque part, aller dans le mur. Mais la longévité n'est pas une valeur ou une fin en soi. Au moment où ce disque est dans les bacs, on se dit qu'on a eu raison de le faire, de se battre pour le faire, de se retrouver, de se rencontrer à nouveau, en un mot de se supporter ! Mais bon, comme dirait Gotainer, c'est mes copains ! Denis Barthe : Le groupe nous amène beaucoup de choses mais il ne faut jamais oublier d'apporter des choses au groupe. On ne peut pas attendre que ce soit Noir Désir qui nous supporte, ce n'est pas vrai. Et puis jamais nous n'avons structuré les choses de la sorte. Chacun de nous vit dans un monde réel, nous ne nous sommes pas fabriqué un monde fictif dont nous serions les rois. Que ce soit l'adaptation du récit de Georges Hyvernaud (par Serge Teyssot-Gay), les concerts de soutien au Gisti, au Sous-Marin de Vitrolles, il semble que l'engagement fédère toutes vos initiatives ? Bertrand Cantat : Ce sont des actions pour lesquelles nous nous sommes beaucoup investis et qui nous soudent autour de choses qui sont tout sauf futiles. Au-delà de convictions que l'on essaie de défendre, il est probable que ce sentiment de faire autre chose que de vendre des disques est très fédérateur pour chacun de nous. Quand tu fais ta musique, tu ne le fais pas pour vendre des disques mais il se trouve qu'au bout du compte, on vend aussi des disques. Je trouve ça fabuleux qu'il puisse y avoir des aspects qui échappent complètement au marché. Même s'il en est pour penser que ça fait parti du marketing de ne pas faire de télé et qui trouvent que les concerts engagés, c'est porteur ! Les révoltes de Noir Désir sont toujours les mêmes ? Bertrand Cantat : Oui et en même temps cela se renouvelle pas mal. Denis Barthe : Le monde t'offre assez de raisons de te révolter. Tout ce qui touche à un certain fonctionnement, à la faculté de renouveler et les injustices et les horreurs. Y'a du matériau... Vous parlez d'utopie, d'idéal... Bertrand Cantat :L'utopie, c'est essentiel... Elle aide à vivre, à espérer, à créer ? Serge Teyssot-Gay :Oui. C'est aussi du travail, pas seulement le rêve de façon abstraite. Pour nous, cela représente concrètement une action, une réflexion. Après on l'exprime différemment, par des disques, des chansons, des soutiens à telle ou telle cause. Utopie, c'est un mot moteur, vivant, pas abstrait du tout. On en a besoin. De l'utopie ? D'un idéal ? Bertrand Cantat :Des idéaux oui, l'utopie oui, mais rien de prémâché, pas de dogmes ou de certitudes. C'est de la recherche permanente pour se prémunir de certaines dérives qui ont existé par le passé. On peut reprocher à l'utopie de ne pas être très structurée, de ne pas faire vaciller beaucoup le système qui carbure bien... Mais on essaie d'éviter les erreurs car si ceux de notre génération baissent les bras, ce serait catastrophique, ou retombent dans les mêmes travers, on n'aura pas avancé d'un pouce. Tout ça est en fusion, en mouvement. Nous avons nos convictions mais il faut tenir compte de la nouvelle donne, de la complexité du monde. On ne peut pas travailler comme il y a vingt ans ni se référer à l'analyse du siècle dernier. En revanche, il existe toujours des injustices et le système actuel risque d'en créer de plus grandes encore. On ne peut les accepter comme une fatalité. Ce n'est pas parce qu'il y a eu des dérives avant dans la recherche de la justice qu'il faut arrêter la recherche de justice. Nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes comme d'aucuns nous le suggèrent. Nous sommes de ceux qui réfléchissent à comment le changer. Nous ne sommes rien et nous sommes tout. Rien, c'est une question d'humilité et pourtant nous sommes tout parce que subir et courber l'échine, c'est inacceptable. Propos
recueillis par Zoé Lin |