GRAND ORAL (AVRIL 1999)
Cantat, un homme sincère
Le chanteur de Noir Désir passait hier
son grand oral devant les étudiants de Sciences Po Bordeaux. Entre l'évocation
de la démarche artistique et celle de l'engagement citoyen s'est dessiné
le portrait d'un anar versant humaniste habité par le doute
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Inviter
la tête de proue de Noir Désir à se livrer deux heures durant devant un
parterre d'étudiants, c'est automatiquement faire salle comble. À l'instar
de son groupe lors de sa dernière tournée française, c'est donc « à guichets
fermés » que Bertrand Cantat s'est produit hier dans l'amphi Montesquieu
de l'Institut d'études politiques de Bordeaux. La guitare au vestiaire
et le pharynx au repos, il s'agissait pour le plus charismatique dépositaire
du rock français de passer son « grand oral » IEP/« Sud-Ouest ». Avec
un fil rouge tout au long de l'épreuve : « musique et citoyenneté », un
alliage fondu au feu de l'actualité puisque Bertrand Cantat sortait d'un
concert de soutien au Gisti (¹) qui se tenait la veille à Paris.
De l'engagement politique, il en fut largement question. Parce que les
Noir Désir se proclament plutôt citoyens du monde que résidants bordelais.
Parce que, dans la veine d'un égalitarisme qui prétend tenir du mode de
vie, Bertrand Cantat et ses acolytes ne supportent pas les intolérances
et que ce prurit les entraîne dans une lutte vigoureuse contre le (ou
les) Front national et pour le respect dû aux étrangers en général et
aux sans-papiers en particulier. Un credo de longue date qui est apparu
de façon « beaucoup plus explicite » dans « Un jour en France », un des
titres-phares du dernier album en date.
Sans barguigner, Cantat a reconnu les limites citoyennes d'une telle action.
Parce que l'artiste ne pourra jamais être sûr d'être bien compris et accepté
dans sa dimension militante. Parce que, très modestement, les Noir Désir
ne se posent ni en « professeurs » ni en « directeurs de conscience ».
« Bourdieu ? ! Je n'ai pas le niveau ! », s'est exclamé le bougre quand
on l'a cuisiné sur ses connections avec les intellectuels de gauche. Pourrait-il
montrer le chemin qu'il ne le voudrait pas forcément, « l'homme pressé
». Quand on est « habité par la religion du doute », on se dispense de
guider le monde vers une hypothétique lumière. Certes Cantat se déclare
tout de go anarchiste, mais il penche parfois pour le vote (une fois sur
deux si on l'a bien compris). Une fois assumé ce dilemme -« ce truc qui
m'emmerde »- il lui faut bien défendre les fondamentaux de la démocratie.
Une société « sans plus d'Assemblée du tout », ce sera pour plus tard...
LA LIBERTÉ
Ce
Cantat pétri des contradictions d'un honnête homme -celles d'un chanteur
prêt à jouer à Belgrade contre les frappes de l'OTAN mais avec un tee-shirt
« fuck Milosevic »- on l'a retrouvé dans les contours d'une démarche artistique
polarisée sur la liberté de création.
Oui, Noir Désir est bel et bien ce maillon de la chaîne à produire des
dividendes pour actionnaires de multinationale (en l'occurrence Universal,
que Cantat s'est attaché à prononcer en détachant la dernière syllabe).
Mais il est un maillon qui expérimente une troisième voie entre l'alternative
radicale promise au casse-gueule et le bizness pur et dur. Un chemin étroit
qui garantit la diffusion de l'oeuvre en préservant l'artiste de la servilité,
une sphère d'indépendance au sein d'une industrie du disque écrasée par
la recherche du profit.. L'invité a décrit à titre d'exemple le fonctionnement
du studio de Bègles qui, financé sur les revenus du groupe, aide à l'épanouissement
de musiciens bordelais plutôt désargentés.
Émaillé d'éclats de rire, piqueté de traits d'esprit bien balancés entre
deux accès de timidité, le propos ne s'est pas limité au portrait politique
d'un artiste hors-norme. Bertrand Cantat est aussi une vedette surexposée
qui se défend bec et ongles contre les agressions du monde extérieur.
Contre la télé et l'image, qui contient en germes « l'absolu éparpillement
de la pensée » -d'où les réticences maladives entretenues vis-à-vis de
la photo- contre la presse considérée avec méfiance sinon défiance, contre
l'étiquette contestataire qui colle au groupe à tout bout de champ. «
On parle aussi d'amour », a lâché Cantat. Finalement, il ne parle presque
que de cela.
(¹) Groupe d'information et de soutien aux travailleurs immigrés
Par
Jean-Denis Renard - © Journal Sud Ouest
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