Conversation inédite avec Noir Désir

27 Aout 2001

 

Le groupe bordelais publie son premier vrai album en cinq ans. Commentaires inédits des membres de Noir Désir autour du processus de création de Des visages des figures.

 

En cinq ans, pas de nouveaux disques et peu de concerts : y a-t-il eu des frustrations ?

Bertrand : C'est comblé par des choses que nous vivons chacun de notre côté. Serge a quand même fait deux albums solos. Ce que j'ai fait, moi, est encore moins visible, ça a été des expériences enrichissantes, qui m'ont nourri – peu importe que ce soit exposé ou non. Ces expériences nous ont montré à quel point d'autres choses nous manquent : là, sans le groupe, on se met à poil, les habitudes et le savoir-faire ne servent plus à grand-chose. Et puis après, il y a la prétention de croire que ce que nous réalisons ensemble, personne ne peut le faire à notre place.

Sur cet enregistrement, il y a eu beaucoup d'aller-retours entre vos bases des Landes et New York ou Marrakech. Peut-on y voir le signe d'un

groupe qui rêve d'évasion mais se trouve incapable de totalement rompre les amarres ?
Serge :
Il y avait surtout la volonté de briser les habitudes, de ne pas nous enfermer en studio pendant deux mois dans un lieu donné. Nous voulions couper le travail dans le temps, pour prendre du recul, observer comment les chansons évoluaient. Avant, nous préparions les chansons à Bordeaux mais là, il y a douze ou treize séances, un peu partout mais presque jamais dans le Sud-Ouest.
Bertrand : Il y avait une envie de voyages. Mais pas de ces voyages où l'on part seul, de son côté non : là, nous voulions voyager ensemble, nous déplacer – au propre comme au figuré.
Denis : Sur tout le périple, nous sommes systématiquement tombés sur des gens qui nous ont apporté quelque chose – que ce soit le producteur Nick Sansano (Sonic Youth, Public Enemy…) à New York ou une tribu de vieux baba-cools fantastiques du Lot-et-Garonne.

En vieillissant, avez-vous l'impression d'avoir tombé des masques, des poses ?

Bertrand : Il y a le soucis de s'en débarrasser le plus possible. Ce sont des masques qu'on ne pensait même pas porter. C'est avec le recul que je me suis rendu compte de certains masques. Je n'ai pas envie d'être pris à mes propres pièges. On est là depuis tellement longtemps qu'on a forcément le recul sur les étiquettes qu'on nous a posées. On se rend compte que depuis le début, elles ne sont pas les mêmes – et heureusement. Notre vérité, sur vingt ans, ne peut pas être la même chaque seconde. Les vraies lignes de fond sont là, c'est tout ce qui doit tenir. Le reste doit bouger, suivre ce qu'on devient. Sinon, on entre en représentation permanente.
Serge : Notre image, notre réputation, on s'en fout : il nous plait juste d'apprendre. De prendre les nourritures à l'extérieur pour nourrir le groupe. On ne change pas soi-même fondamentalement, mais on change sa façon de dire les choses, on se déplace musicalement… En bougeant, on créé de nouvelles intentions, de nouvelles émotions, une façon de jouer différente sur l'instrument. Pour être très concret, quand on s'est retrouvés à Marrakech, on n'avait plus joué ensemble avec Bertrand depuis un an et il m'a dit “Tiens, tu ne joues plus avec un médiator ? Moi non plus.” Alors que jusqu'à présent, dans Noir Désir, on jouait avec, on était même perdus sans médiators (rires)… On ne savait plus comment jouer, c'était vraiment bien. Il a fallu faire autrement, repartir à poil.

Comment peut-on passer, dans le rock, de l'opposition à la majorité ?

Bertrand : On a parfois eu le souffle coupé par nos contradictions, on avait l'impression de ne plus avoir de légitimité pour ouvrir nos gueules. Parce que malgré tout, à l'arrivée, on a eu du succès, on a gagné de l'argent. Je ne sais pas comment les mecs du hip-hop font pour gérer de telles contradiction – très mal, sans doute. Nous, nous n'avons jamais fait ce groupe pour rester dans un placard mais une fois que tu es entendu, tu n'es déjà plus dans les sans-voix. Là, il faut te souvenir où est ta trace profonde, ta famille. J'allais dire “ta famille de combat” – car nous sommes crypto-trotskistes, nous aussi (rires)… La famille, c'est un truc plus intérieur, ça empêche de tomber dans le parvenu. La lutte, c'est de na pas couper la mémoire.

En enregistrant le nouvel album, sentiez-vous que vous alliez perdre des fans en cours de route ?

Serge : On en a même pas mal rigolé. Au rythme des chansons, c'était : “Tiens, on vient de se faire de nouveaux amis. Tiens, on vient de perdre les nouveaux amis.” Ça ne nous angoisse pas. On ne méprise pas l'attente du public, on ne la néglige pas, mais on n'a pas le droit de la prendre en compte.
Bertrand : L'attente du public avait été un truc plus lourd à gérer sur le précédent album. On ne peut pas enregistrer un album comme Hollywood prépare ses films ou une chaîne ses grilles de programme. Flatter notre public, ça serait atroce. De toute façon, depuis cinq ans qu'on n'a pas vraiment tourné, on ne sait plus qui est notre public. Qui va être notre public avec cet album-là ? La seule nécessité, elle était par rapport à nous : continuer de bouger, de respirer, d'explorer, d'être honnête avec notre évolution interne.
Serge : On ne réfléchit souvent pas plus qu'au simple plaisir. Par exemple, je me souviens du jour où Bertrand nous a proposé ses idées pour la chanson Des Armes. Nous descendons au studio et là, je regarde ma guitare et je me dis : “Oh non, fait chier, pas aujourd'hui”. Ça n'était pas plus prémédité que ça : le ton s'est déterminé dans la soirée, avec des synthés, des batteries électroniques et des guitares trafiquées, au rythme des “Ah, ça, c'est super comme son”. Les questions, les doutes, ça vient longtemps après.

En 98, vous aviez offert vos chansons à tout remixeur qui se manifesterait, pour l'album One trip one noise. Avez-vous appris de ce déboulonnage de vos chansons ?

Serge : Grâce à cet album de remixes, nous avons regardé la composition basse-guitare-batterie d'un autre œil, en sachant à quel point ça pouvait être adapté différemment. Ça t'emmène plus loin, ailleurs. On le sentait mais là, ça nous a permis de le tester à grande échelle. Ça nous a énormément aidé pour composer le nouvel album, en désacralisant notre écriture
Denis : Ça a été un peu un exorcisme pour nous. Souvent, on quittait le studio avec la certitude que les chansons ne pouvaient plus être touchées, qu'on avait atteint un équilibre. Et là, on s'est aperçu que tout pouvait bouger, que l'on pouvait tout déplacer sans péril du moment que la composition était suffisamment forte.

Avez-vous eu besoin d'un producteur comme Nick Sansano pour vous aider à franchir ce pas, comme un guide ?

Bertrand : Sur le plan psychologique, nos producteurs nous ont toujours laissé nous démerder. C'est seulement sur le plan technique qu'ils interviennent. Nous étions prêts, par nous-mêmes, à franchir le pas, sans qui que ce soit pour nous tenir la main. C'est notre problème, on s'y met tout seul. Le seul truc qui compte, quand on veut prendre des risques, c'est que la technique ne soit pas un obstacle. 

Jean-Daniel Beauvallet - les inrock -27 août 2001

 

Avec un nouvel album têtu et outrageusement personnel, Noir Désir revient en laissant parler la poudre d'escampette plutôt que la poudre. Faussement paisibles et authentiquement glaçantes, les chansons patraques de "Des visages des figures" marquent une nette rupture avec le rock mais aussi avec la futilité de l'époque. Sans frime, sans ficelles, sans bagages, un groupe de rock vient de s'évader.

Par JD Beauvallet Photo Jérôme Brézillon & Eric Mulet

 

Le premier single de Noir Désir en cinq ans, "Le vent nous portera", a commencé depuis précisément vingt-six secondes et, déjà, les intentions fugueuses sont clair "Je n'ai pas peur de la route, faudra faut qu'on écoute". susurre Bertrand Cantat dans cette chanson magistrale. Une première leçon d'écriture racée et élégante à ceux qui occupent abusivement la place des Bordelais depuis l'album 666.667 Club de 1996. Pas peur de la route, pas peur de se perdre - "Im lost" entend-on chanter plus loin, quand la route s'est effacée et les repères ne sont plus que d'obscurs souvenis.

Ce n'est pas la première fois que la musique loir Désir part loin en voyage - mais c'est la première fois qu'elle s'en va sans billet de retour en poche. Car ici, les bagages d'habitudes et de rituels rassurants sont consignés dans une petite mallette ("Son style" ou "Lost"), très rarement convoqués pour tenir la boussole d'un album en vol libre.

On aurait pu voir dans les incessants , voyages de Noir Désir entre son pré carré du Sud-Ouest et l'au-delà - que ce soit New York ou Marrakech - les tourments d'un pu groupe qui rêve de s'éloigner mais qui panique dès qu'il ne voit plus la côte: des allers pleins d'espoirs, des retours en désespoir. Sauf qu'à l'arrivée, rien de ces atermoiements ne s'entend sur un disque au courage têtu, aux choix tranchés - et tranchants. Groupe autrefois si tellurique, terrien,. Noir Désir joue ici abstrait, impressionniste: impensable. Combien d'anciens fans, gagnés à la sueur des tournées, se reconnaîtront dans ces chansons déviées, démolies ? Mais combien d'autres s'y trouveront, avec une intimité inédite ? Car si on avait toujours admiré l'intransigeance du discours et de l'attitude de Noir Désir on n'avait pas toujours systématiquement adhéré à des disques qui s'exprimaient principalement par la force.

Avec le défiguré "Des visages des figures", disque et discours trouvent une courageuse adéquation. En cinq années de jachère, chaque membre du groupe s'est perdu de vue - Noir Désir s'est lui-même perdu de vue. Il fallait donc une solide raison pour venir réapprendre la vie en groupe, avec son cirque infernal de compromis, de frustrations. Le courage de Beruand Cantat, Serge Teyssot-Gay, Denis Barthe et Jean-Paul Roy aura été, une fois encore d'accepter le dialogue interne quand le rock, cette andouille, préconise si souvent le front du refus - et les carrières solo dérisoires que les ego conseillent.

 

 

En acceptant, à un âge où ce n'est plus de leur âge, de repartir au front justifier chaque parti pris, chaque désir (la réunionnite est ici un art de combat), les Bordelais ont trouvé en "Des visages des figures" un croisement impossible entre quatre routes a priori irrémédiablement séparées. Car ici, en vingt ans de vie commune, chacun a beaucoup voyagé et s'est fàtalement éloigné de ce qu'il était. Mais en ayant la générosité de toujours faire partager aux autres les souvenirs et gestes neufs appris en route.

De ses deux albums solos, la guitare fureteuse de Serge a ainsi rapporté un vocabulaire subtil et vaste, capable de s'exprimer autant par le silence que par la rage - toujours avec la plus affolante classe. Les percussions, les rythmiques, dégrippées en douce parmi les copains d'Fdgar De l'Est, accueillent désormais de complexes jeux de machines, de tourments, de dérèglements. La voix même de Bertrand Cantat, donnée pour morte il y a six ans, redécouvre ici le choix de chanter posément - elle qui se condamna si longtemps à hurler. Au lieu de faire parier la seule poudre la musique de Noir Désir laisse aujourd'hui largement s'exprimer la poudre descampette, capable de se nicher dans les silences, dans des faux calmes autrement plus inquiétants que beaucoup de tempêtes pyrotechniques. C'est la grande surprise de ce nouvel album : à quel point Noir Désir a désacralisé son écriture, régulièrement infidèle au rock et à ses petites orthodoxies de vieux garçon. car, entre "666. 667 Club" et aujourd'hui, un siècle s'est écoulé, et même un bastion aussi solide que Noir Désir s'est ouvert aux courants d'air. En offrant, il y a trois ans, ses chansons aux mains agiles et joueuses des remixeurs pour l'album "One Trip One Noise" le groupe ouvrait une vaste brèche dans ses défenses naturelles - "Jle n'aimait déjà pas beaucoup les chapelles en commençant mais, avec l'âge, c'est devenu une vraie haine", confirme Cantat. Des défenses rendues soudain caduques à une époque où Radiohead - une révélation étonnante pour cette musique - ridiculise les frontières anciennes et dérisoires entre rock et aventure.

Disque intrépide - suicidaire, écrirait-on, si on s'intéressait au marketing -"Des visages des figures" se joue pourtant à des années lumière de ces disques conceptuels sur lesquels les rock-stars tentent avec vanité de tromper leur gloriole pour une futile réconciliation avec la critique et l'art (avec une majuscule en marbre). Noir Désir n'est plus à l'âge des caprices, des convoitises de crédibilité : même les vingt-quatre minutes du terrifiant "L'Europe" ne virent jamais à l'exer- cice de style. Une vraie flamme propulse ces chansons flottantes, aux cascades jamais gratuites ("Le Grand Incendie" ou "Des armes", reprise gonflée de Ferré), finalement plus proches d'un Noël Akchoté ou d'un Mendelson que de, disons, Lofofora. Une flamme souflée par un avis de tempête.

"Le vent nous portera" chante magnifiquement Cantat sur un canevas inouï de gui- tares et de bruits troublés : un vent ascendant et mauvais comme la gale, un vent qui fait le ménage, qui bouscule la poussière et les habitudes. Ce vent mène au large. On n'est mène pas large.

 

Apres cinq ans sans nouvel album, vous voila à nouveau dans l'oeil du cyclone. Comment vos organismes le prennent-ils ?

Bertrand Cantat (voix, guitare) - On a pris beaucoup de temps pour ce nouvel album, il fallait évoluer de l'intérieur, sur la longueur. L'oeil du cyclone, c'est quand le superflu prend le pas sur l'essentiel - on est loin d'en être là. Nous sommes, pour l'instant, toujours maîtres de notre temps, de notre histoire. Nous nous contentons de repartir au combat. Nous nous sommes posé la question de savoir, avant de repartir, si la foi était toujours là. " Y va-t-on ou n'y va-t-on pas ". Sans la foi, ça ne serait pas possible.

Denis Barthe (batterie) - Quand je vois à l'arrivée le contenu de l'album, quand je me souviens du temps passé sur ce chantier, c'est certain que le risque de finir broyé existe. On n'a pas donné dans la facilité, on n'a pas cherché une suite logique au précédent album "666.667 Club".

Vous avez l'air presque soulagés d'en avoir fini avec cet album.

Serge Teyssot-Gay (guitare, machines) - Soulagement, C'est peut-être fort, mais on est contents d'être arrivés au bout. La remise en question, nous sommes coutumiers du fait. Seulement, cette fois-ci, le résultat est vraiment différent : nous avons pris une direction que nous n'avions jamais eu le, courage de suivre, que nous n'aurions jusqu'ici jamais assumée. La façon dont nous avons traité les chamans que nous amène Bertrand est en rupture.

Denis - Le mot n'est pas plaisant, mais nous avons appris la discipline : le seul moyen de ne pas céder à notre propre facilité. Il y a vraiment eu chantier, exigence, tout en tentant de laisser le naturel galoper. C'est ça, le paradoxe - on a notre histoire, nos réflexes et, à côté, nos envies. Il fallait développer des facettes qu'on avait occultées. Ça s'est révélé à nous quand nous sommes partis à Marrakech. C'est là que Bertrand nous a, une fois encore, posé la question "Si on repart, pour quelle raison ?". On y a passé plus de temps à discuter qu'à jouer. Il fallait voir si on pouvait toujours se supporter les uns les autres, si on était prêts à jouer d'autres instruments, à utiliser les nôtres différemment.

Qu'est-ce qui peut bien vous pousser, vingt ans après la formation, à vous retrouver pour enregistrera ?

Serge - On a longtemps vécu ensemble comme une tribu, comme une équipe de foot, à vivre de belles choses mais toujours ensemble. Notre vie, ce n'était que le groupe. Mais on a vieilli, on a des centres d'intérêt différents, on affirme désormais nos désaccords.

Denis - Quand on se retrouve, il y a une vraie jubilation, on a vécu des trucs à part, on se raconte les livres qu'on a lus, les concerts qu'on a vus, les disques qu'on a achetés, les films qu'on a regardés... Avant, il n'y avait rien à se raconter, car on faisait tout ensemble. Au bout de deux ans, on n'avait plus rien à se dire, plus rien à découvrir chez les'autres.

Bertrand - Là, je le ressens dans notre musique : il y a à nouveau des échanges. Chacun participe à la chanson, qu'il vienne avec un gros seau ou avec son gobelet. Le danger de ne plus se voir, c'est que les ponts finissent par rompre, que vous vous perdiez de vue.

Denis - C'est le risque. De temps en temps, c'est au bord du gauffre...Et quand nous nous revoyons tous les quatre, on se retrouve parfois dans des failles où la paroi paraît impossible à grimper. Le plus dur, c'est de réapprendre à vivre ensemble. Le groupe amène une certaine facilité de vie, on finit par prendre nos aises, mais tous différemment.

Bertrand - A Marrakech, nous avons vécu une cérémonie religieuse, une nuit gnawa, qui nous a lavés, épurés. Ça nous a fait redescendre, ça a remis à leur place les questions d'ego.

Serge - De Marrakech, nous sommes revenus sans la moindre chanson, avec pas mai de doutes. Mais au moins, enfin, nous avions vécu un truc ensemble. Ça faisait des années que ra n'était plus arrivé. Il y avait juste des bribes, qui ont demandé plus d'un an de macération. Parce qu'à un moment, après avoir si long- temps tourné autour de la marmite, il faut mettre les mains dedans, il faut aller au bout.

Denis - On peut bosser à fond des jours, voire des semaines, et pourtant rester secs.L'hiver dernier, nous sommes restés douze jours dans un studio à tourner en rond, à trâner des pieds. On,avait tous envie de bosser mais il ne se passait rien. Le pire, dans ces cas-là, c'est de se reposer entièrement sur le coup de magie. Il ne faut surtout pas l'avaliser, ou sinon on le perd.

Si vous viviez tous au même moment ces découragements, le groupe exploserait-il ?

Denis - Ce qui nous a sauvés, c'est que nous ne nous sommes jamais retrouvés tous les quatre en même temps au fond du trou. C'est généralement Bertrand qui nous en sort, en faisant exploser les problèmes. Et je peux te garantir qu'il ne fait pas bon être dans les parages quand ça explose. Nous savons tous que l'explosion est le seul moyen de déblayer devant, mais on craint ces moments. Le souffle, passe encore, mais la déflagration (rires)...

Serge - Engueulades, ça reste gentil comme mot en comparaison de ce que nous vivons dans ces moments-là. la dernière tournée est la seule où nous ne nous sommes pas battus.

Bertrand - On a enfin dépassé le stade animal, mais il y a toujours des moments où il faut qiion se jette les uns sur les autres, il dy a plus que ça à faire. Les tensions, heureusement, on ne peut pas les éviter. Ou alors, on serait sur-professionnalisés.

Denis - Nous avons épuisé quatre managers, ça a fini à chaque fois dans le sang et les larmes. Du coup, nous n'en avons même plus aujourd'hui. Notre folie, c'est de ne jamais nous être auto-protégés. Nous aurions pu demander à nos managers de nous défendre de la tension extérieure mais non: on veut toujours être dans la Marmite, à bouillonner avec tout le reste. Il aurait été plus facile d'avoir quelqu'un pour faire tampon, de ne se garder que les parties agréables du boulot, d'exiger un écrémage des infos... Le problème, c'est qu'on demande autant des gens avec qui on bosse qu'on exige de nous-mêmes. Ils ne sont pas prêts à faire les mêmes sacrifices, à entendre à n'importe quelle heure du jour nos angoisses. Ça veut dire intégrer quelqu'un dans un groupe qui a vingt ans et ses habitudes, et qui s'y sente chez lui : cette personne n'existe pas.

Bertrand - la perversion du truc, c'est que cette lutte contre l'extérieur est aussi un moyen de nous ressouder. Mais d'un autre c6té, nous ne sommes pas là pour faire un bunker. La nourriture, elle est plus à l'extérieur qu'en notre sein. Il faut que ça respire ou, sinon, ça devient de la mécanique. Et à cet exercice, nous ne sommes pas très balèzes.

Les problèmes de santé de Bertrand, qui a faim perdre sa voix il y a quelques années, ont-ils conditionné la quiétude du nouvel album ?

Bertrand - Au regard de mon hygiène de vie et du contexte, ces problèmes étaient inévitables. Chaque soir, pendant deux heures et demi, ça ne sortait qu'en force. je me suis retrouvé dans le sac : c'est l'expérience du corps, car les cordes vocales ce n'est qu'un muscle - et il était bousillé. Il fallait donc arrêter de tourner, arrêter de chanter même. Et pour un bavard comme moi, éviter de parler pendant un an, c'est long. Il m'a fallu une longue rééducation : moins d'alcool, opération, sommeil. J'ai même été obligé d'instaurer des loges et des camions non-fumeurs. Aujourd'hui, je vis presque cet accident comme une chance: ça ma obligé à explorer les choses différemment. Mais si mon chant a beaucoup changé sur ce disque, c'est surtout par volonté. Ce n'est pas parce que je ne suis plus capable d'envoyer le boulet en permanence (rires)... l'a volonté, c'était d'avancer dans tous les domaines, ma voix devait suivre.

Vous donnez l'impression d'un enregistrement léger, détaché. Ça ne vous ressemble pas.

Serge - Des doutes et des blocages, il n'y a eu que ça, jusqdau bout. Pax exemple, pour les morceaux qui ont été faits à New York, Bertrand a écrit les textes sur place. On arrive là-bas et le producteur, Nick Sansano, nous demande "Qu'est-ce qu'on fait ?" et nous, on répond "On ne sait pas." "Comment ça, tu ne sais pas, ça fait plus d'un an que tu répètes, tu devrais être prêt !". On a alors une dizaine d'idées, mais il n'y en a pas la moitié sur lesquelles Bertrand est susceptible d'écrire. On s'est fàit peur, il fallait pourtant que ça tombe, un jour donné, parce qu'il y avait le stu- dio et le producteur qui nous attendaient. Sinon, on se dit "Pas grave, on reviendra l'année prochaine" et il n'y a pas de fin. Au bout de dix ans, si ça ne tenait qu'à nous, on serait encore en train de changer les chansons.

Denis - On a du mal à écrire "fini" sur une bande. Quand tu regardes une photo de groupe, il y en a toujours un qui a une sale gueule - les bandes, c'est la même chose. Au bout de quelques semaines, on veut toujours gommer un truc, en rajouter un autre.

Bertrand - C'est un défaut qu'on a inclus dans cet album : prendre le temps, c'était une façon de pouvoir revenir aux chansons, de les monter progressivement. Du coup, on a pas arrêté d'enlever. Et pourtant, malgré le temps passé, nous avons fini sur des moments de pure urgence. On est retombés, en fin de parcours, dans nos pires travers. Sans doute parce que ë'est le seul mode de fonctionnement qui nous convient . on est les champions pour perdre notre temps et ne plus en avoir à l'arrivée. C'était déjà comme ça à l'école: on faisait les devoirs le dimanche soir. Mais là, au moins, mon frère m'aidait.

Certains morceaux, proches de ce qu'on atend de vous, sont du coup choquants sur un disque si audacieux. Aviez-vous besoin de vous rassurer et de rassurer vos fans ?

Bertrand - On est parfois revenus chercher des choses plus près de nos bases parce qu'après tout, ces chansons font partie d'un tout, elles apportent de la puissance à l'histoire. Jamais nous ne nous sommes dit "Oh la la, où sommes-nous partis, a faut que l'on revienne à des choses plus raisonnables". Le morceau "L'Europe", qui dure vingt-quatre minutes, durait à la base six heures (rires)... Partir, revenir, C'est normal j'ai l'impression que j'aimerais toujours être parti, mais je connais trop la joie du retour.

Denis - Tout abandonner, ça aurait été nous déposséder d'un truc qui nous appartient. Enlevons ce qui est en trop, mais troublions pas nos racines, notre plaisir. Quitte à l'exprimer avec un vocabulaire différent.

Noir Désir, c'est lourd à manoeuvrer ?

Bertrand - C'est pas si facile à manoeuvrer, il faut vraiment avoir envie de retrousser ses manches. Mais c'est un véhicule, on le sait maintenant, qui est adapté à l'exploration. Attention, on n'est pas en train de poser les bases de la musique du siècle prochain, on ne se trompe pas de combat. Mais à notre échelle, on a réussi à sortir des rails.

Denis - Nous n'étions encore jamais partis d'un texte. Et là, il y a eu une chanson, une adaptation de Ferré, "Des armes", où pour la première fois c'était les mots qui donnaient le ton. Et puis il y a eu Brigitte Fontaine, qui nous a proposé "Baby boum boum" où, là encore, nous sommes repartis du texte en reconstruisant tout autour. Il y a quatre ans, nous en aurions été incapables, il y avait une vraie trouille de l'écrit. Mais le fait que Serge adapte Hyvemaud sur son album "On croit qu'on en est sorti", ça nous avait fait réfléchir.

Bertrand - "Des Armes", à la base, avait été enregistré pour une revue de poésie, à tirage confidentiel, "Quai 213", basée à Chartres. Il y avait Edgard Morin ou Jude Stephan, que j'adore, au sommaire. Du coup, il fallait qu'on finisse la chanson, et "Des Armes" a été le premier morceau abouti de "l'apres-666.667 club". Pour nous, c'était essentiel de répondre positivement à cette demande : si on n'est plus capables de faire des petits trucs, qu'est-ce qu'on va devenir ? On a besoin de prises de risques et de belles histoires comme celle de cette revue underground. Sinon, on va vite s'emmerder.

 

 

Suite à venir...