Le script intégral, brut de décoffrage

A l'occasion de la sortie du nouvel album de Noir Désir, "Des visages des figures", Sud Ouest a rencontré Bertrand Cantat, Denis Barthe et Jean-Paul Roy. Voici la retranscription "brute" et intégrale de cet entretien, réalisé au début du mois dans le jardin du studio de Hurlement, à Bègles.

Propos recueillis par Stéphane C. Jonathan.


Photo Christophe Goussard



Après plusieurs années à ne travailler en groupe que ponctuellement, sur des projets précis (Bashung, Des Armes etc, et quelques concerts éparses), dont pas mal de travaux personnels pour plusieurs d'entre vous... Avez-vous eu du mal à accepter l'idée de redevenir Noir Désir, de retrouver le fonctionnement en groupe ?
BERTRAND CANTAT : Il ne faut pas se dire qu'on va essayer de retrouver ce qu'on connaissait déjà. Il faut essayer de vivre autre chose. Sinon, c'est pas la peine. Evidemment, il y a des contraintes qui sont liées au collectif. Mais il ne faut pas repartir en se disant qu'on va se coltiner la même chose, sinon c'est pas la peine. Il y a eu des choses fantastiques, mais t'as pas envie de vivre la même chose à chaque fois dans ta vie.
DENIS BARTHE: Et les bases ont été jetées par les choses dont tu parlais : il y a eu effectivement des concerts pour des causes bien précises ; il y a eu la collaboration avec Bashung, celle avec les Têtes Raides, avec Brigitte Fontaine... Ce sont des trucs qui font marcher le groupe dans son collectif mais sans qu'il y ait non plus exactement le même poids.

Avez-vous eu moins l'impression de faire un break qu'après les albums précédents, par exemple ?
B.C. : En temps que tel par rapport à une création et au poids que ça suppose de faire un album, oui. Mais un break par rapport à plein d'autre chose, non.


"Du moment qu'on ne repart pas sur des bases pré-établies, qu'on essaye d'exploser tout ce que l'on a de déjà « acquis », forcément c'est flippant."

Je veux dire, malgré la longue carrière que vous avez déjà accomplie, est-ce que c'est toujours intimidant de faire un album ?
B.C. : Oh oui, ça c'est sûr. Rien de tout ça ne s'arrange avec le temps.
D.B. : Au contraire. C'est de plus en plus dur.
JEAN-PAUL ROY : Du moment qu'on ne repart pas sur des bases pré-établies, qu'on essaye d'exploser tout ce que l'on a de déjà « acquis », forcément c'est flippant. Repartir faire un album, c'est pas comme un premier. Mais...
D.B. : Et puis il y a aussi pas mal d'idées, de spontanéité et tout ça qu'on a déjà grillées sur les cinq d'avant. C'est pas évident de se retrouver devant tout à réenvisager, avec la peur de te répéter... C'est moins facile.

Est-ce pour ça que vous êtes allés dans différents endroits (Maroc, New-York...) ?
B.C. : Dans un sens oui, pour s'aider à ne pas succomber dans des automatismes. Et aussi pour en profiter pour vivre des choses, pour se confronter à d'autres cultures. On en profite, très clairement.

Avec donc la conscience du risque de tomber dans la facilité en faisant des trucs que vous saviez déjà le faire ?
B.C. : Et comment ! Et là où c'est plus dur, c'est que justement, c'est se battre contre tout ce qui est "tomber dans les facilités" d'une part, ou courber l'échine sous un certaine type de pression (notamment la première d'entre elle : les gens t'ont défini comme « tel » et t'attendent « là », c'est la première cause de mortalité de la liberté, cette pression-là. Donc, on avait besoin de s'aider en se déplacer aussi dans des contextes où on ne devait rien à personne et où personne ne nous devait rien. Ca aide à se retrouver comme des gens avec, devant eux, une petite montagne à gravir, avec le plaisir de la gravir. Et aussi des douleurs. Mais ça fait un peu le ménage.

Partant de là, est-ce que vous saviez quelle montagne vous aviez envie de gravir ? Dans quelle direction vous aviez envie d'aller ? L'album a-t-il pris cette couleur là au fil des improvisations, ou aviez vous clairement pris le parti de faire un album apaisé, plus introspectif, plus intime ?
B.C. : J'avais un peu posé ces bases-là, oui. Et je te remercie de poser les mêmes (rires).
D.B. : Et puis on était sûr de ne pas vouloir nous resservir exclusivement de « basse-guitare-batterie ». On a trifouillé de nouveaux instruments, de nouveaux jouets. Y'a eu laboratoire.
JPR : Au début, Bertrand parlait de partir juste avec des instruments acoustiques au Maroc.
B.C. : Après, on est allé clairement dans le « work-in-progress » : il y avait toute cette part de liberté, cette errance qui te fait t'échouer sur une plage où tu n'avais pas forcément prévu d'aller. Mais il y avait quand même des préceptes de base.


"Il n'y a jamais eu la démarche de faire de l'ethnologie musicale, mais forcément, ça transperce, transparait partout. Le grand incendie, c'est New-York à fond. C'est le seul texte que j'ai écrit sur place, inspiré directement par le lieu."

Est-ce que ça vient d'un ras-le-bol ou d'une envie de découverte de nouveaux sons ? Est-ce que ça vient de vos goûts musicaux qui ont évolué, que vous en avez eu marre de faire du rock badaboum ?
D.B. : Quand tu sais faire un truc que tu fais depuis longtemps, que tu as l'impression, sinon d'être allé jusqu'au bout, au moins d'avoir fouillé la question, soit tu arrêtes, soit tu cherches autre chose. Il y avait une grande partie de recherche, c'est net.

Avez-vous eu l'impression d'être allé trop loin dans le côté « groupe étendard », rebellion...
B.C. : On n'est jamais allé trop loin. Le problème, c'est comment les choses s'arrêtent. Comment les gens pensent qu'on se figent quelque part. Comment les artistes eux-même parfois s'auto-figent et succombent à la pression. Comment chaque moment d'une vie artistique est posé comme quelque chose d'hyper lourd... Mais nous ça nous fait marrer : la perspective, on l'a ! Quand on a commencé, on n'était pas du tout pris comme ça. Puis on nous a pris comme ci, puis comme ça... Nous, ça fait 20 ans qu'on rigole avec les gens qui veulent nous arrêter là où ils veulent . Mais non, c'est pas à eux de décider.

Justement, la musique -et pas seulement les textes- a nettement évolué vers quelque chose de plus intime, introspectif...
B.C. : Le côté introspectif est peut-être plus poussé. Mais en réalité, il n'est absolument pas nouveau. Et il est absolument ce qui échappe au groupe, justement . Mais on en parle, mais on veut pas vraiment le savoir, mais si mais là... Et ça ne clarifie pas du tout les choses. On se trimballe ça depuis le début. Je sais pas. Mais bien sûr qu'il y a de l'introspection. Et sur cet album plus que jamais. Ca n'a jamais été unidimensionnel, jamais. Et encore moins maintenant, c'est vrai.

Mais un texte comme « L'Enfant roi » est vraiment plus direct, plus limpide. C'est tout de même assez nouveau chez toi de mettre les choses à nu sans les compliquer.
B.C. : OK, rien ne ressemblait à ça exactement. Puisque, encore une fois, l'intérêt, c'est de ne pas faire deux fois la même chose. Cela dit, il y avait déjà eu des choses très simples aussi. Mais à côté, d'autres sont... Il y a une palette qui s'est créée. Pas qu'il y ait eu une volonté d'étaler absolument des couleurs différentes. C'est juste que ces couleurs-là étant présentes, comment faire pour les rendre, pour les sortir.


"Mais bien sûr qu'il y a de l'introspection. Et sur cet album plus que jamais. Ca n'a jamais été unidimensionnel, jamais. Et encore moins maintenant, c'est vrai."

Sur le CD-promo, l'Europe est sur un 2eme CD. Ce sera le cas sur l'album ?
D.B. : Non. Tout sera sur un seul CD. L'idée de base c'était de le dissocier, mais on n'avait aucune garantie qu'on ne retrouverait pas l'album au prix d'un double-CD. Pour ne pas jouer avec ça, on a été obligé de tout mettre sur un seul CD. On aurait aimé un double-digipack, mais c'était courir le risque de se retrouver avec un album à 250 balles.

« L'Europe » est-il un morceau que vous considérez comme faisant partie intégrante de l'album ?
B.C. : Il nous a pris beaucoup de temps et on s'est dit « merde : c'est celui qui nous a pris le plus de temps, faut quand même qu'il soit sur l'album ! » (rires)
D.B. : Et il a été au milieu de tout. « L'Europe », on revenait tout le temps, pour des re-re (re-recordings), pour des coupés... Au départ, il y a 3 heures et demi de musique. On y revenait pour couper des bouts, pour gratter des trucs.. Et hop, la session d'après c'était autre chose et on revenait à « L'Europe ». C'était un peu le fil rouge de l'enregistrement, il était toujours présent.

Vous avez trouvé des ambiances différentes à New-York, Nîmes... Certaines choses sur le disque sont-elles très marquées par telle ou telle ville ?
B.C. : Plus en se laissant pénétrer par les choses, en se laissant porter par des ambiances... Il n'y a jamais eu la démarche de faire de l'ethnologie musicale, mais forcément, ça transperce, transparait partout. Le grand incendie, c'est New-York à fond. C'est le seul texte que j'ai écrit sur place, inspiré directement par le lieu.

Globalement, les textes ont-ils été travaillés pendant longtemps, ou sont-ils sortis dans l'urgence ?
B.C. : Tous les derniers à New-York ont été faits dans le temps des sessions. Dès qu'on ne bossait pas la musique, je travaillais sur les textes. Tout le temps. Il ne restait plus de temps pour rien d'autre, à peine pour dormir. Mais c'était bien, ce côté urgence. Enfin « c'était bien »... C'est comme ça. Il y a toujours une partie comme ça. Au fond, ça fait partie du jeu.

C'est une habitude de travail chez vous, non ?
B.C. : Attends, trois ou quatre qui ont été écrites comme ça. Il y en a aussi qui ont été écrites y compris à New-York et qui ne sont pas sur le disque. Mais toute l'autre partie, certains textes ont été écrits il y a un an et demi / deux ans, d'autres au dernier moment. Certains sont posés là depuis très longtemps. Mais une fois que j'ai écrit un texte, je n'y retouche plus d'un millimètre. Pas forcément un premier jet, mais une fois que je l'ai fini.

Le disque dans son ensemble dégage une espèce de quiétude, de sentiment apaisé...
D.B. : Pour moi, c'est de la sérénité, surtout.

Globalement, étiez-vous dans cet état d'esprit ? Tranquilles, en sachant exactement où vous alliez ?
B.C. : Non, c'est plutôt par la volonté de na pas céder à la pression, y compris intérieur, que ça se retrouve comme ça. Par une volonté de rechercher la sérénité que par quelque chose qui arrive et nous avons parfaitement ce que nous allons faire et poser nos bases. C'était plus combattre pour la sérénité que d'avoir la sérénité infuse.
D.B. : Au bout d'un moment, quand c'est comme ça que tu cherches, que des choses se font aussi dans l'instant et qui sont très fortes... Quand Bertrand amène un texte, ça accélère toujours les choses. Au bout d'un moment, tu vois un visage à la chanson : quand tu as gratté tout ça, ce qu'il en reste, c'est que tu sens serein : tu es content, fier de tout ça... Et tu te dis que les chansons peuvent vivre sans nous.
B.C. : Je ne sais pas comment ça peut se ressentir à l'écoute. Nous sommes forcément mauvais juges.

Pour la première fois, vous avez fait appel à plusieurs producteurs pour le même projet, sans que rien ne détone. Concernant les chansons avec des cordes...
B.C. : Il y en a eu deux, et les deux sont des histoires complètement différentes. L'une c'était pas nous qui la voulions ; l'autre oui. Pour « Des visages des figures », c'était vraiment nous, depuis le début on était sur cette idée-là, c'était vraiment inclus dans l'idée de la compo de faire s'ouvrir vraiment, presque symphonique comme ça. Mais pour le « Bouquet de nerfs », dont tout a été fait dans un temps ultra réduit, y compris l'écriture, la voix en une seule prise.... Et là, Nick Sanzano a fait « Vous mettriez pas des cordes ? ». On s'est dit « ah oui, bien sûr ! ». Mais on avait pas eu le temps de comprendre. Parce que « Des visages des figures » est typiquement le morceau qui a une très très longue progression dans le temps : on l'a fait en répé, en maquette... Moi je l'avais écrit il y a beaucoup plus longtemps...
Mais « Bouquet de Nerfs », tout est fait au dernier moment ; et dans le temps même de l'enregistrement à New-York, il fait « Ouais, je connais des musiciens pour faire des cordes, ce serait vachement bien... » et tout s'est fait très vite. ; dans le même temps. Donc, ce sont deux morceaux avec des temps très différents, mais qui retrouvent dans l'album leur cohérence juste parce que c'est nous et qu'on est coproducteur de la totale, donc on rapproche les choses. Donc l'un est une idée de longue date, l'autre au dernier moment.
D.B. : Et il y a la rencontre avec l'arrangeur, un super mec : le mec il arrive, on le voit un quart d'heure, il nous fait écouter une maquette, on est sur le cul et bon voilà.
B.C. : Et puis ce ne sont pas les mêmes arrangeurs. Sur un morceau, c'est à NYC, sur l'autre c'est Romain, du groupe Eiffel, un mec très fort et très sympa avec qui on a bien accroché. C'est pas les mêmes musiciens, pas au même endroit... Rien n'est pareil. C'est assez passionnant parce qu'à la fin, blam c'est sur un disque, tout compacté comme ça, alors que pour nous, c'est un an et demi de travail dans tous les sens, de rencontres. C'est assez bizarre de ressortir avec un résultat "en poudre" !

Y a-t-il eu, pendant l'enregistrement, un moment où vous avez eu un peu la trouille de ne pas y arriver ? D'arriver au bout de concrétiser le truc.
B.C. : Ca fait carrément partie du jeu chez nous. La trouille, je sais pas.
JPR : tu peux pas faire autrement.
D.B. : Un jour t'es sûr, le lendemain, tu ne sais plus. Ca m'est arrivé de réécouter ce qu'on avait fait quinze jours après et de me dire « putain non, faut pas l'faire comme ça. Et puis en fait quinze jours après t'as retrouvé le fil et c'est reparti. Mais bon, tu doutes tout le temps, je pense que c'est pour tout le monde pareil.

Ces doutes-là sont-ils plus forts au bout de 20 ans de carrière ?
B.C. : On a tendance à croire, parce qu'on est dedans, que oui, parce que c'est là et c'est concret. Alors le passé, on le transforme, on le magnifie, on le traîne dans la boue... Bref, on le transforme dans tous les cas. Mais il me semble que ça a toujours été comme ça. A plus fort raison dès le début.
D.B. : Ce qui est bien, c'est que comme on tchatche beaucoup, quand il y en a un ou deux ou trois qui doutent, il y en a toujours un pour recentrer le truc. Souvent, Bertrand dit « attends, ça, je le vois comme ça et pas comme ça » et paf ! Il y a un gros bouillonnement. Mais quand on doute tous les quatre en même temps, ce qui est sûr c'est que le morceau passe à la trappe.
B.C. : C'est certain : quand on doute tous ensemble, que personne n'est là pour rattraper le truc, le morceau est mal barré ! C'est arrivé un petit peu sur cet album.

Plus que sur les précédents ?
B.C. : Oui, il y a eu du déchets là. Y compris parmi des trucs vraiment finis.
D.B. : Tu vois, on est autour de la console, on écoute tous ensemble. Le producteur voit qu'on a les boules... Personne n'ose dire « faut lui couper la tête » (pas au producteur : à la chanson !). Il faut qu'il y en ait un qui démarre, qui dise « ouais bon je trouve pas ça terrible... moi non plus... ». Et quinze minutes après, il est mort (le morceau, hein, pas le producteur !)
B.C. : C'est sur que si ça accroche pas aux parois...


"Je dis depuis toujours que Noir Désir est un groupe en split perpétuel et qui se reforme de temps en temps."

La fin éventuelle du groupe est-elle quelque chose qui vous tourmente ?
B.C. : Depuis le début.
D.B. : C'est toujours en filigrane. Je dis depuis toujours que Noir Désir est un groupe en split perpétuel et qui se reforme de temps en temps.
D.B. : Un jour ça s'arrêtera. Mais ça peut reprendre aussi juste après. Si ça se trouve, tu nous trouveras faisant des thés dansants dans 25 ans (rires !). Mais bon, prenez des tasses solides, on sait jamais.
B.C. : Oui, on peut s'énerver !

Aucune tournée n'est prévue. Pourquoi ?
B.C. : Parce qu'on va commencer à discuter de ce que l'on fera juste après t'avoir quitté ! Carrément. D'un point de vue étalement des préoccupations, on a fait vraiment encore plus « chaque chose en son temps » que d'habitude . On a tiré le disque jusqu'à son point ultime (sa sortie). On avait décrété qu'on ne s'occuperait que de ça. On avait décidé de faire quelques concerts en festivals bien avant de savoir qu'on en serait encore à finir le disque, ce qui fait que ça s'est un peu carambolé. Mais c'était bien éclatant : on avait dit qu'on les ferait alors on les a fait. Pour le reste, on a dit oui à rien, parce qu'on ne savait pas. Et on ne sait toujours pas. On va s'en occuper, bien sûr, parce que ça va devenir pesant : si on fait vraiment rien, faudrait le dire clairement. Et si on fait quelque chose, faut qu'on s'en occupe.
Mais notre préoccupation c'est de ne pas faire les choses comme d'habitude. D'amener une excitation là-dedans, d'apporter quelque chose à nous-même et aux autres, de jouer dans des situations qui ne soient pas mécaniques... Ca va nous demander trois fois plus de boulot, et un peu plus de temps : si on doit faire quelque chose, ça nous demandera pas mal, et ça demandera une préparation accrue. C'est à dire qu'on peut pas l'enclencher comme ça, « bim ! », dès septembre. Impossible.
D.B. : Et puis on a besoin de souffler. Mine de rien, tu connais le truc : tant qu'il n'y a pas d''actualité médiatique ou artistique visible, tu crois toujours que les gens ne foutent rien. Or ça fait quand même deux ans qu'on est la tête sous l'eau pour l'album. Plus tous les projets qu'il y a eu à côté. On a aussi besoin de souffler pour être bien dans nos pompes. Je pense que si on enfile une tournée directe avec une enfilade de Zénith, au bout de trois semaines, c'est fini : on sera lessivé et puis basta.
J-P.R. : On doit pouvoir garder la maîtrise du temps ; et donc casser la logique qui veut qu'on enregistre un disque, qu'on le sorte, qu'on parte en tournée, etc. On veut pas ça.

D''autant que les nouveaux morceaux risquent d'être compliqués à inclure dans le nouveau répertoire...
B.C. : Non, pas une chose simple. A partir de là, si on veut le faire, il va falloir se donner les moyens de la faire.
D.B. : C'est peut-être aller chercher des musiciens additionnels, peut-être aussi plusieurs parties au concert... je ne sais pas, on n'en a pas encore parlé ensemble. Et surtout un rythme de tournée qui nous permet d'apprécier les choses et de garder le même plaisir. Tout ce qu'on a vécu sur « Tostaky », « 666.667 »...
B.C. : ...et avant...
D.B. : ...c'était super, mais on a avancé dans le temps. Et comme on a pas fait la même chose sur l'album, on ne veut pas avoir l'impression de revivre la même tournée.

Ca rejoint votre idée de ne pas accepter la facilité de la routine...
D.B. : Des fois c'est marrant de ne pas accepter la facilité : tu chausses du 42, tu mets du 40, et là tu es sûr de rester éveillé ! (rires)

Le concert à la fin du mois à Toulouse, c'est un concert de soutien ?
B.C. : C'est le Tactikollectif, la bande de Zebda (mais Zebda ne jouera pas). Donc il y aura autour de ça un tas d'assos. C'est un concert d'humeurs et d''idées, un concert militant entre guillements, festif... Ou on va retrouver pas mal de vieux camarades.

Justement l'engagement des Zebda aux dernières municipales ?
D.B. : Courageux, très courageux. On a souvent réflechi à la façon dont nous pourrions agir. Eux sont beaucoup plus que nous impliqués dans la vie associative, ce qui est un engagement de tous les jours. Et après, aller te frotter aux politiques, qui représentent une sacrée machine de guerre, je trouve ça hyper courageux.

Vous avez du être sollicités pour ce genre de choses, non ?
B.C. : Oui, c'est arrivé. Mais nous avons notre manière de faire d'agir, de s'impliquer. On n''a jamais été avare de ça. Mais sans jamais aller jusqu'au fait de créer une liste pour s'engager dans des municipales, notamment dans cette bonne ville de Bordeaux. On n'a pas cette présence qu'ont les Zebda à Toulouse. On est trop absents d'ici. Et on n'a pas le background associatif derrière nous, donc on serait un peu obligés de se défoncer tous seuls... Mais bon, je ne suis pas certain que ce soit forcément bon pour l'artistique. Faut pas tout mélanger non plus.
D.B. : Et après, faut le gérer au quotidien : quand tu as des élus sur une liste, passé l'euphorie de l'élection, après faut y aller.
B.C. : Justement. Là, c'est Tayeb qui nous appelle pour le Tacticollectif... Ce sont des amis, qui sont là comme des gens véritablement impliqués, comme un ciment, comme une vitrine aussi. Mais ils ont le background.


"Est-ce que Noir Désir fait partie du retraitement des déchets ? De quelle manière pouvons nous exister autrement que comme le déchet qui fait partie de leur tout [à Vivendi]? Ce grand tout, si effrayant, est terriblement orwellien."

On voit Universal qui grossit, qui vient de racheter l'Olympia, qui pourrait racheter les Zenith un jour, qui sait...
D.B. : Qui pourrait acheter le monde, en fait. Tu ne crois pas qu'ils ont déjà racheté un peu la politique ? Ils soutiennent des campagnes, sont impliqués dans tout... Dans certaines villes, c'est déjà ça. Quand tu ouvres ton robinet d'eau, c'est Vivendi qui coule, pas autre chose.
B.C. : Mais attention : il y a beaucoup de fantasmes aussi, y compris lorsqu'on dit qu'ils ont « racheté des politiques ». Ca ne sert à rien de trop fantasmer, ça dessert même la cause.
D.B. : Non mais quand je dis « racheter » c'est être impliqué dans des campagnes, financer tel ou tel...
B.C. : Ils sont impliqués partout ! Ouvrir l'eau, c'est effectivement le geste quotidien de la totalité des gens. Dans le monde de l'entertainement, au sens le plus large, ils sont omniprésents... Mais aussi dans les alcools, puisqu'ils possèdent Seagram...
D.B. : Et une filiale dont on parle peu et qui concerne le retraitement de tous les déchets.
B.C. : Donc, est-ce que Noir Désir fait partie du retraitement des déchets ? De quelle manière pouvons nous exister autrement que comme le déchet qui fait partie de leur tout ? Ce grand tout, si effrayant, est terriblement orwellien. Ca fait partie des trucs que l'on dénonce depuis le début.
D.B. : Et on est aussi au coeur du système.


"A l'époque, on rigolait du PDG de Polygram en disant qu'il n'était pas fait comme nous, qu'il était à l'état gazeux et que de temps en temps il se matérialisait."

Justement, comment gérez-vous cette situation : vous dénoncez un système dont vous faites partie, puisque vous êtes des artistes « appartenant » à Vivendi-Universal ?
B.C. : Tu vois, sur la pochette de nos disques, tu vois deux logos : celui de Barclay, et à côté celui d'Universal. Nous, on n'a jamais signé autre chose qu'avec Barclay, qui, de loin en loin, a été racheté par Universal. A l'époque, on a signé avec des gens qui ne s'occupaient que de musique. Là, on est passé à autre chose, qu'on ne contrôle en rien. L'artiste qui avait signé sur tel ou tel label qui a été absorbé par Universal, on ne lui demande rien. Il n'a aucun contrôle sur ce qui se passe. Nous, on se dit que si des choses se mettaient à tomber de très haut et de façon trop verticales, des changements qui bouleverseraient notre façon de faire et qui nous restreindraient dans nos libertés, qui modifieraient nos rapports avec les gens de chez Barclay (avec qui tout est OK mais qui eux, sont en porte-à-faux puisqu'ils doivent rendre des comptes), si à un moment donné des choses comme ça font trop friction, alors on en reparlera et on verra ce qu'on peut faire. Parce qu'on n'a jamais demandé à vivre ça. On est pas maître de notre destin de ce point de vue là. Mais pour l'instant, rien ne nous a été imposé (ils ne sont pas complètement idiots).
D.B. : Beaucoup de gens baissent les épaules en éspérant que rien ne viendra d'en haut, aussi. On rencontre beaucoup d'artistes qui nous disent que « l'important, en ce moment, c'est de ne pas déplaire ». Et tout le monde passe avec son bouclier en se disant « pourvu que ça ne tombe pas » ! C'est de l'autocensure.
B.C. : C'est tombé, justement, beaucoup aux USA, avec des restructurations où tout le monde a été viré. Si c'était arrivé en France, on aurait dès lors dit « attention, là ça colle plus ». ca n'a heureusement pas été le cas, ce qui prouve que Barclay a une façon de faire que d'ailleurs ils ne sauraient pas copier. Aux USA, nos potes de Sixteen Horsepower par exemple se sont retrouvés dehors.
D.B. : Si on va au bout de la logique, on peut se demander si les interviews, comme celle-ci, dans lesquelles ont balancent des piques à Universal, on se demande si dans l'esprit de Messier ça n'est pas vendeur pour le groupe Universal de se dire que « Noir Désir nous rentre dedans et ça fait vendre des disques alors très bien, qu'ils continuent. » Tu te demandes si tu ne joues pas le jeu de ça.
B.C. On est pas loin de la boucle bouclée.
D.B. : On les laisse faire et puis « fais voir la courbe de vente » : ah oui, laisse faire, c'est bon pas de problème. Partout, les gens ne semblent réflechir qu'en termes de parts de marché. Si elles sont bonnes, tu peux dire ce que tu veux, pas de problème.
B.C. : Pour nous, c'est une question de liberté de parole, de liberté d'action et de liberté d'user de son temps. Et une question de vigilance : on a pas fait tout se qu'on a fait pour se laisser faire comme ça au bout. Mais pour l'instant, dans notre quotidien, ça n'est qu'un logo imprimé les pochettes de disques.

Et si ce logo était libellé « Vivendi-Universal », ça ne vous ferait pas mal au cul ?
B.C. : Universal, ça me fait déjà sacrément mal au cul. Mais tu sais, on nous en parle beaucoup, mais est-ce qu'on emmerde Manu Chao avec sa maison de disques ? Virgin, c'est quoi ? Le système est exactement le même. Universal est moins discret, mais c'est tout. Certains sont gros, d''autres moins, mais c'est tout un système, toute une façon de faire à laquelle personne n'échappe. Et c'est très flippant.
D.B. : La communication là-dessus est très américaine. Il se trouve qu'on a la chance que rien n'ai changé depuis des années chez Barclay dans nos relations et nos discussions. Les frictions avec eux sont positives et on arrive toujours à ce qu'on veut.
B.C. : Chez eux aussi, il y a des gens qui veulent que ça reste quelque chose d'intéressant. Heureusement. Mais le jour où ça prend trop le pas, on le verra. C'est bizarre parce que c'est tellement dématérialisé. Chaque chose n'est qu'un élément sur un graphique, une courbe... Et tout le monde fait partie du graphique. Très orwellien ça aussi.
D.B. : A l'époque, on rigolait du PDG de Polygram (le groupe auquel appartenait Barclay, NDLR) en disant qu'il n'était pas fait comme nous, qu'il était à l'état gazeux et que de temps en temps il se matérialisait.

Le fait d'être français vous gêne-t-il ? Si vous étiez anglophones, vous feriez une carrière véritablement internationale. Et pourriez plus facilement envisager de collaborer avec des artistes d'un autre statut.
B.C. : Dans la structure du showbiz américain, on aurait des robinets ouverts partout. Par contre, on aurait pu tomber dans le panneau dans lequel sont tombés beaucoup, d'oublier ses racines, sa culture, sa langue... Tout ça pour quoi finalement ? Pour en arriver à rien.

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