AU DELA DU ROCK

 

Après cinq ans de silence, Noir Désir sort un album magnifique. Ils avaient besoin de faire un break. Il fut long, mais fécond. Plus mûr mais toujours aussi lyrique, le groupe phare du rock français tempère sa furie pour chanter Ferré et jeter des ponts entre les genres. Récit d'une régénération.

On connaissait Noir Désir, ses concerts enflammés et sa lutte permanente pour préserver son intégrité dans un univers musical toujours plus soumis aux pressions économico-médiatiques. On connaissait sa fougue, son militantisme actif pour les sans-papiers et le Chiapas, contre l'extrême droite et la mondialisation. Des visages des figures, son nouvel album, renouvelle l'engagement artistique du groupe phare de la scène rock hexagonale : loin de se répéter, il explore avec calme, dépouillement et imagination les sentiers qui mènent à ce qu'il convient d'appeler la chanson. Mais si le chanteur Bertrand Cantat a compris qu'il n'avait pas besoin de hurler pour se faire entendre, lui et ses camarades - le batteur Denis Barthe, le guitariste Serge Teyssot-Gay, le bassiste Jean-Paul Roy - n'ont pas perdu leur langue. La preuve par quatre, d'une seule voix.

Télérama : Votre nouvel album sort enfin. On l'attendait l'année dernière...

Noir Désir : Nous aussi ! A l'époque, la moitié était déjà en boîte, certains morceaux en cours d'enregistrement, d'autres ni écrits ni même envisagés.

Télérama : Le disque précédent, 666.667 Club, date de 1996. Vous prenez votre temps...

Noir Désir : Pendant ces cinq ans, nous n'avons pas chômé. Le disque a été suivi d'une longue tournée. Et nous avons participé aux albums des Têtes Raides, de Bashung, de Brigitte Fontaine. On adore ce genre de collaboration. C'est léger, ça n'apporte que du bonheur, et après on est encore plus content de revenir travailler sur ses propres chansons, de creuser sa veine à soi. Cela dit, après un disque et une tournée, nous avons toujours besoin de faire un break, ne serait-ce que pour réfléchir et parler. On passe un temps fou à démêler les choses qu'on n'a pas comprises sur le moment. Sans ça, nous avons l'impression de ne plus être maîtres de nos actions.

Télérama : Pour un groupe de rock, savoir s'interrompre, n'est-ce pas aussi assurer sa survie ?

Noir Désir : Tout à fait. Beaucoup se sont séparés faute d'avoir osé. On a eu l'exemple de nos copains de la Mano Negra, ou d'autres comme Clash. Mais pour s'arrêter, il faut se débarrasser de la peur de ne pas pouvoir revenir. En fait, le retour est toujours possible : il suffit d'attendre que tous les membres du groupe en aient envie. C'est vrai, ça prend davantage de temps. Les doutes, les tâtonnements, c'est pénible, certains refusent de traverser ça. Ils préfèrent vivre le présent, et basta ! On entend souvent nos potes parler de cette peur de la perte de vitesse. Mais, de toute façon, on ne peut pas rester indéfiniment au top niveau. Au bout d'un moment, on explose - nous-mêmes avons plusieurs fois frôlé l'explosion...

Télérama : Entre-temps, il y a eu aussi One trip one noise, étonnant album de remixes de vos chansons par d'autres artistes.

Noir Désir : L'idée est venue d'Andrej, un Belgradois qui nous a envoyé son remix de Septembre en attendant. En fait, c'était une véritable relecture de la chanson. Après réflexion, on s'est dit que ça plairait sans doute à d'autres de fouiller dans nos morceaux et de les revisiter. Jusque-là, nous étions plutôt protectionnistes : nous avions tendance à penser que le son de nos disques était l'expression exacte, l'huile essentielle de notre musique. On a donc proposé nos enregistrements à qui les voulait, et, au bout du compte, reçu plus de cent vingt cassettes de gens inconnus ou connus, comme Yann Tiersen ou Treponem Pal, pour finalement en choisir treize "à l'aveugle", sans savoir qui était derrière. Leur travail nous a fait prendre conscience que tout était possible. Forcément, ça bouleverse un peu la donne ! Cette expérience a joué un rôle dans la conception de Des visages des figures. Il y avait déjà un moment qu'on se sentait enfermés dans le carcan guitares-basse-batterie, et qu'on cherchait la sortie sans bien savoir encore où aller...

Télérama : Vous êtes-vous étonnés vous-mêmes en prenant une direction plus calme et plus dépouillée ?

Noir Désir : Pas complètement. Less is more ("moins, c'est plus"), l'expression favorite de notre producteur, est devenue un leitmotiv durant l'élaboration de l'album. Elle correspondait à notre volonté d'aller droit à l'essentiel. Comme pour une sculpture, une fois la matière accumulée, nous avons beaucoup gratté. Et, franchement, on ne pensait pas aller si loin.

Télérama : Ce disque se rapproche aussi de la chanson, une famille musicale à laquelle on ne vous a jamais vraiment associés...

Noir Désir : Il nous a permis d'assumer un pan moins exploré de notre personnalité musicale. Nous essayons toujours de ne pas nous laisser enfermer. A nos débuts, on nous a comparés aux Doors et au Gun Club ; puis étiquetés pure furia. Ensuite, ce sont d'autres qu'on a comparés à nous. Après avoir été les fils de..., nous sommes devenus les pères de... Et parfois, c'est dur d'avoir des enfants ! Il y a des influences dont on finit par s'affranchir. Depuis longtemps déjà, nous ne nous sentons plus asservis à la musique anglo-saxonne, mais là, ça s'est accentué. Entre les deux derniers disques, nous avons écouté beaucoup de musiques différentes. Au point que certains d'entre nous ont l'impression de ne pas avoir entendu un groupe de rock depuis des lustres ! Ça, c'est un plus.

Télérama : Le vent nous portera, premier extrait du nouvel album, est déjà un tube. Comme, il y a onze ans, Aux sombres héros de l'amer - titre que vous aviez alors rayé de votre répertoire scénique...

Noir Désir : Le vent, on le joue déjà sur scène. Aux sombres héros, nous l'avons repris récemment. A l'époque, nous avons eu peur que ce succès devienne l'arbre qui cache la forêt ; qu'il nous bouffe, alors que nous n'avions pas encore affirmé notre personnalité. Il n'était pas question d'aller jouer le tube dans toutes les émissions de prime time - qu'est-ce qu'on a loupé comme soirées formidables ! Il fallait choisir, on a choisi. Après, notre son s'est durci, et cette chanson n'avait plus sa place en concert. Elle l'a retrouvée aujourd'hui, parce que nous sommes plus ouverts et plus mûrs.

Télérama : Votre groupe a vingt ans de vie commune. Quel effet ça fait ?

Noir Désir : Bizarre ! On oublie, le plus souvent. Mais certains matins, on se lève avec ces vingt ans de plus ! Ensemble, on se sent moins comme un vieux couple que comme une fratrie chamailleuse. La dernière tournée est la seule où l'on ne se soit pas battus ; on doit vieillir ! Pendant longtemps, ça a cogné. Il y a un frigo, à Copenhague, qui garde la forme de l'un d'entre nous... En général, ce sont les discussions sur la musique qui dégénèrent. Les mains commencent à parler, et ça part. On est un peu latins, quand même !

Télérama : Un sondage récent vous a placés en quatrième position dans la liste des personnalités qui donnent une bonne image de Bordeaux, derrière Alain Juppé, Christophe Dugarry et Noël Mamère.

Noir Désir : Juppé, c'est un grand homme de gauche : il a provoqué la dissolution d'une Assemblée majoritairement de droite. Dugarry est champion du monde, à partir de là, on ne discute plus ! Mais on n'est pas très sensibles à ce genre d'effet de notoriété. L'important, pour ceux d'entre nous qui vivent toujours à Bordeaux ou dans la région, c'est que la ville a beau avoir gardé son image bourgeoise, elle a bien bougé : la communauté urbaine compte six cents groupes, cinq labels, une vraie scène électro et chanson, dix-huit clubs où les groupes peuvent jouer en semaine... Et le club de foot n'est pas mal non plus ! Vivre à Bordeaux, ça nous a longtemps protégés. Même si à Paris on nous regardait comme des ovnis. Du coup, on revendiquait notre appartenance à la "province"... Aujourd'hui, les mentalités ont changé. Il faut plutôt faire gaffe à ne pas tirer un sentiment de supériorité d'où on est, d'où on vit. Sinon, on devient con.

Télérama : "On dirait qu'il est temps pour nous d'envisager un autre cycle", affirme une de vos nouvelles chansons...

Noir Désir : Pas seulement pour nous. Sur un plan général, c'est vrai aussi. Musicalement, ça s'entend depuis un certain temps. Dans ce domaine au moins, il n'y a plus de fermeture, plus de règles. Les chapelles dogmatiques qu'on a connues et détestées ont pratiquement disparu. Les parois entre les genres, jusque-là infranchissables, ont volé en éclats. Il s'est produit une espèce de mondialisation, aux antipodes de l'autre...

Télérama : Cette autre mondialisation, d'ordre économique, le rock américain n'en a-t-il pas été un des premiers symptômes ?

Noir Désir : D'une certaine façon, c'est vrai. Mais de même qu'on reconnaît que le chewing-gum est un truc génial, on ne va pas renier la force du rock ! S'il est parfois devenu réac, il reste aussi rebelle pour qui sait le revisiter. Il veut encore dire quelque chose quand il garde une certaine innocence. Bien sûr que le business l'a en grande partie rattrapé, recadré, comme il a variétisé la musique africaine et le raï ! Reste l'essence des choses, malgré la rapidité et la voracité de l'industrie... Elle s'est emparée du hip-hop, aussi. S'il existe encore une chapelle dogmatique, c'est celle-là : les rappeurs sont moins perméables aux autres musiques qu'au business. On ne peut pas dire qu'ils se battent pour ne pas être récupérés. On n'est pas coupés d'eux, on discute souvent, mais c'est parfois surréaliste, du genre : "Pourquoi t'as pas la BMW ?" Ça les énerve ! Cela dit, on ne va pas mettre tout le monde dans le même sac : des groupes comme Assassin ou KDD ont une éthique. Il ne faudrait pas oublier non plus la puissance poétique du rap. Il a réinventé le langage pour se l'approprier, comme il a réintroduit la rythmique, le mouvement du corps dans la musique.

Télérama : Et la musique électro ?

Noir Désir : Deux d'entre nous ont joué pendant un an avec un groupe électro, et se sont éclatés. Et on aime beaucoup les Young Gods, des Suisses qui font de la musique électro depuis vingt ans, des mecs libres, inventifs. Leur travail a influencé David Bowie, Trent Reznor... Sinon, on se méfie un peu du côté déconnecté de l'électro, un langage, ou plutôt un non-langage commun.

Télérama : Vous semblez avoir plus de liens avec Brel, Brassens, Ferré, dont vous avez repris des chansons.

Noir Désir : On a toujours été sensibles à la dramaturgie de Brel. Chez Brassens, on admire des courbes musicales superbes, et une liberté d'écriture, une liberté d'expression qui semble avoir disparu avec lui. Ça manque... Brel, Brassens, on les a repris sur des albums collectifs (1). Ferré, comme par hasard, il est sur le nôtre... Il y a longtemps qu'on en avait envie, mais on ne savait pas comment assembler ses mots et notre musique. Maintenant, on y arrive - rien que pour ça, ça valait le coup de continuer ! Le texte de Des armes est inédit ; c'est la revue poétique 21.3, de Chartres, qui nous l'a fait découvrir. Son équipe fait un boulot formidable. Ils ont publié un numéro avec un disque où divers interprètes, dont Sapho, Kent et nous, disent ou chantent des poèmes (2). Sur ce texte, Ferré n'avait pas mis de musique. On en a composé une dans un esprit de résonance plus que dans une volonté de briser ses structures à lui, quel intérêt, et quelle prétention, alors que tout est déjà là... Des armes est devenu pour nous un texte fondateur de l'album.

Télérama : Ferré et vous figurez au catalogue de la maison de disques Barclay, pas vraiment un label indépendant puisqu'il fait partie du groupe Vivendi - auquel une autre de vos nouvelles chansons fait allusion...

Noir Désir : Barclay est une branche d'Universal, qui est une branche de Vivendi. C'est le côté poupées russes du système économique actuel : tout le monde englobe tout le monde. Du temps de Léo Ferré, Eddie Barclay faisait du show-business, mais il connaissait la musique. Il y a seize ans, on a signé notre contrat avec quelqu'un qui s'appelait Philippe Constantin et qui avait des oreilles. Depuis, nous avons vu passer pas moins de quatre pdg et des équipes en pagaille. Nous avons de vrais interlocuteurs chez Barclay, mais nous savons qu'au-delà d'eux ce n'est pas de partitions musicales qu'il s'agit, c'est de graphiques économiques. On a beau avoir une capacité à résister, à proposer des alternatives, à faire et à vivre les choses différemment, à vivre debout sans se censurer, à garder sa dignité et le contrôle de son travail, on contribue quand même à faire marcher le système. Cette contradiction, nous y réfléchissons en permanence. Nous ne détenons pas la réponse. Mais c'est souvent à nous que la question est posée. On ne voit pas beaucoup d'autres interviews où ce thème soit abordé avec les artistes... Tout n'est pas industrie et stratégies de vente. Si tu suis ta ligne, si tu restes en accord avec ton éthique, tu peux faire quelque chose de pas mal... et ça risque même de se vendre ! Mais ce n'est pas du marketing - même si, pour certains, le marketing est une décalcomanie de la vie. Nous, on pense qu'elle est ailleurs. Et on essaie d'aller poser les questions où elles se posent, pas seulement dans le petit milieu du disque.

Télérama : On vous a vus à Toulon quand le FN a pris la mairie, à Bordeaux, où vous avez organisé des forums citoyens ; vous avez participé à des concerts de soutien à la scolarisation dans les pays du Sud, aux Indiens du Chiapas, aux sans-papiers... Noir Désir, groupe engagé ?

Noir Désir : On réfute toutes les étiquettes, y compris celle-là. Comme d'autres, nous faisons un boulot de vigilance, tous ensemble le plus souvent, après discussions et étude approfondie du sujet - c'est pas le Komintern, mais on fonctionne comme ça, avec Bertrand dans le rôle du porte-parole. Et nous retrouvons d'autres personnes et d'autres groupes pour des actions communes, comme Rodolphe Burger, qui prend souvent l'initiative. Il y en a d'autres, sans méchanceté, qu'il faut un peu traîner. Quant aux rappeurs, à part Assassin et KDD, c'est le néant. Dommage, parce que plus nombreux et décloisonnés on sera, plus efficace sera l'action. Dans la région de Marseille, quand il s'est agi de manifester contre l'extrême droite et la xénophobie, on n'a jamais vu IAM.

Télérama : Le FN est en perte de vitesse. Pensez-vous que cette mobilisation a joué un rôle ?

Noir Désir : Peut-être, dans une petite mesure. Mais on ne se focalise pas sur une formation politique. Le seul point positif avec la droite et l'extrême droite, c'est qu'elles se détruisent souvent toutes seules... Le FN a perdu de sa dangerosité, mais ses idées ont infusé. Il y a des signes de société clairs, le discours sécuritaire européen, l'exclusion des sans-papiers, le national-protectionnisme de Chevènement... Bien sûr qu'il y a des hommes politiques sincères, mais ils sont prisonniers d'un système. Tout le problème des citoyens qui résistent aujourd'hui consiste à concilier réflexion libertaire et construction de la société. Pas simple !

(1) Ces gens-là, de Brel, sur Aux suivants, album Barclay/Universal, sorti le 26 oct. 1998. Le Roi, de Brassens, sur Les Oiseaux de passage, album Mercury/Universal, à paraître le 18 sept.

(2) Revue 21.3, association Eclaireurs, 9, rue Serpente 28000 Chartres, tél. : 02-37-21-28-78. Le disque est sorti en juin avec le no 4 de la revue sous le titre Quai 213 (tirage limité à 3 000 exemplaires).

 


Propos recueillis par Anne-Marie Paquotte et Frédéric Péguillan

Telerama - 15 Septembre 2001 N°2695