INTERVIEW (JUIN 1997)
« On n'est pas exemplaire »
Malgré (ou à cause) de son succès, Noir Désir n'en démord
pas. Et les centaines de milliers d'albums vendus n'y changeront rien
: « Notre but n'est pas de gagner de l'argent, mais nous n'avons pas l'illusion
d'être compris. »
Photo Christophe Goussard
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Interview donnée à l'occasion
de leur concert à la gare d'Orléans.
Propos recueillis par DOMINIQUE
RICHARD, VALÉRIE DE SAINT-DO et PATRICK VENRIES.
« SUD-OUEST ». - Finir à Bordeaux, c'était
prévu ?
BERTRAND CANTAT. - Oui. Chaque fois qu'on aborde une tournée,
on se demande dans quel endroit on va jouer à Bordeaux. Cette année, la
question se posait à nouveau.
DENIS BARTHE. - Cela a toujours été problématique.
On joue dans des salles qu'on aime bien : Barbey, le Krakatoa. Le problème,
c'est qu'à chaque fois, c'est trop petit. La taille au-dessus, c'est la
patinoire. On la connaît très bien et c'est très désagréable.
« S-O ». - Cela ne pouvait être que la gare
d'Orléans ?
B.C.- C'est clair. Le projet a été monté uniquement en fonction
de ce lieu. Avec cette rive droite, avec cet endroit. C'est le romantisme
des endroits abandonnés, la poésie des ruines. C'est Tarkovski. Il a de
la gueule comme cela même si on ne peut pas admettre que cela reste encore
en friche. Mais bon, il y a toutes les histoires que l'on connaît.
« S-O ». - En filigrane, il y a toute l'histoire
du chabanisme ?
B.C. - C'était ici qu'on sentait le truc. Cette
Garonne qui coule devant cette belle façade. Et les ruines de l'autre
côté.
« S-O ». - C'est le symbole d'une ville qui a été abandonnée...
B.C. - Le quartier a été très négligé.
D.B. - C'est le délire de la fin du chabanisme.
On a frôlé la gravité avec un endroit comme la Cité mondiale du vin. Ils
ont rasé un quartier pour faire un truc qui ne fonctionne pas et qui maintenant
s'appelle Cité mondiale. Tout bêtement.
« S-O ». - Du temps de Chaban, aviez-vous été
contactés ? Il soutenait une certaine forme de culture dont d'une certaine
manière vous avez été exclus sans que vous ayez voulu y être forcément.
B.C. - C'était des choses qui fonctionnaient en
parallèle. Et à vrai dire tant mieux. On s'est bien marré. On a fait des
choses qu'on aimait faire. On se foutait éperdument des commentaires des
uns et des autres. C'est ce qui était fort.
« S-O ». - Vous n'avez jamais quitté Bordeaux.
D.B. - En tant que groupe, c'est là qu'on a fait
nos maquettes, qu'on a fait nos répétitions. Mais les gens après, un par
un, ont eu des parcours différents.
B.C. - On n'est pas tous domiciliés à Bordeaux.
Serge Teyssot-Gay habite Paris, j'y suis aussi en partie. N'importe qui
dans le groupe peut vivre n'importe où. Mais cela n'a pas toujours été
comme cela. Cela fait quinze ans qu'on existe et il y a eu dix ans où
nous avons totalement assumé notre anti-parisianisme. A partir du moment
où tout le monde concevait que l'ascension d'un groupe passait forcément
par Paris, on a décidé que cela ne se ferait pas comme cela. En vertu
d'un esprit de contradiction mais aussi parce qu'on était ici ! La plupart
des gens qu'on aime étaient déjà ici, la plupart de ceux qu'on détestait
aussi. Cela nous a beaucoup servi de ne pas aller vivre à Paris au début.
"Mais à aucun moment,
nous ne nous sentons exemplaires. On essaie de transformer des occasions
pour faire des choses intelligentes. Le plus de billets vendus, le plus
cher possible pour faire le plus d'argent possible, ce n'est pas ce qu'on
recherche."
« S-O ». - Pourquoi un groupe comme vous a-t-il
le souci d'être reconnu dans sa ville ?
B.C. - Faut mettre les choses au point là-dessus. Ce n'est
pas le souci d'être reconnu même si à terme évidemment, quand on propose
un truc comme cela, si ça marche bien et si c'est réussi, s'il y a du
monde et si les gens comprennent pourquoi on le fait, cela peut être de
la reconnaissance. Mais à aucun moment, nous ne nous sentons exemplaires.
On essaie de transformer des occasions pour faire des choses intelligentes.
Le plus de billets vendus, le plus cher possible pour faire le plus d'argent
possible, ce n'est pas ce qu'on recherche. Il faut comprendre que de telles
intiatives sont rares. D'ailleurs la première fois à la mairie, ils se
demandaient pourquoi on ne faisait pas un truc normal, avec des billets
normaux dans l'espoir de gagner beaucoup d'argent.
D.B. - Cela va être votre fête disaient-ils. Pourquoi
vous ne faites pas un concert payant et la mairie achetera mille places
pour les défavorisés.
B.C. - Les gens de la mairie parmi d'autres. Ce n'est pas très
bien compris ce qu'on fait. On n'a pas tant d'illusions que cela.
D.B. - Il y a des gens qui m'ont aussi parlé des
40 francs, qui sont exemplaires et des 7 francs de location de la FNAC
qui seraient honteux. J'ai réussi à argumenter un petit peu et puis au
bout j'ai dit : eh les gars, on réussit à le faire à 47 francs en location
et à 40 francs le jour du concert. C'est à la FNAC qu'il faut aller poser
la question. Cela aurait été beaucoup moins chiant de prendre un promoteur
et de faire un concert à la patinoire.
B.C. - Notre manière particulière de faire alourdit
les choses. Mais c'est parce que nous ne trouvons pas beaucoup de choses
normales. Il y a beaucoup, beaucoup d'excès. Prenons, par exemple, un
Zénith qui fait 7 000 places. Les promoteurs ont leurs indices. Ils peuvent
rapidement te dire la nature du mouvement qui est entamé et te dire que
ce sera plein et que ce sera plein à 140 francs comme à 110 francs. Si
tu es quelqu'un qui veut optimiser tu le fais à 140, si tu penses autrement
tu le fais à 110 et c'est beaucoup plus compliqué. ll faut convaincre
le promoteur local qui a le marché dans les mains. Il va faire moins d'argent.
S'il ne comprend pas, on ne vient pas.
« S-O ». - Comment avez-vous choisi les groupes
qui vont se produire le 14 juin ?
D.B. - On n'a pas choisi tous les groupes. On
a impliqué le réseau régional des musiques amplifiées. Depuis deux ans,
on bosse sur le nouvel album. On était un petit peu déconnecté de ce qui
se passait ici. On en était resté à des groupes qui maintenant sont presque
des vieux.
B.C. - On ne les connaît pas tous. On a écouté
des cassettes. Trois d'entre elles étaient nulles. Si cela ne nous plaît
pas, on ne peut pas accepter. Malgré tout, nous sommes à l'origine de
cette journée... Être un petit groupe régional, cela ne justifie pas de
faire de la merde. De toute façon, on a évité le copinage pur.
D.B. - On n'a pas fait venir Mush, Edgar de l'Est...
Certains l'ont bien pris, d'autres non. Ceux qui ne seront pas sur la
scène auront forcément un petit goût d'amertume et les critiques fusent.
Ceux qui sont là sont vachement contents. Au total, cela génère un truc
dont finalement on se fout un peu.
« S-O ». - Vous avez choisi des groupes ?
B.C. - Oui. Sur la grande scène le soir, il y
aura Niominka Bi, des Sénégalais d'ici. Derrière, ce sera Diabologum de
Toulouse. En les invitant, on déplorait qu'il n'y ait pas un groupe de
ce niveau-là à Bordeaux. Et puis il y aussi Lajko Félix, un violoniste
hongrois. Cela n'a rien à voir avec le rock même si dans l'attitude et
la façon de faire il y a l'esprit. C'est sublimissime. On est vraiment
fier de le faire découvrir.
Tout en ayant eu une culture de gauche, on
n'a jamais eu une carte de qui que ce soit. On a toujours tout fait tout
seul. Ce qui fait qu'on attend rien des autres. Jamais.
S-O ». - Le résultat des dernières élections
vous inspire quoi ?
B.C.- Que la droite lamentable soit battue, cela
nous fait plaisir. C'est la première chose. Pour le reste, on a été très,
très échaudé comme plein de gens. On n'a pas beaucoup d'illusions. Tout
en ayant eu une culture de gauche, on n'a jamais eu une carte de qui que
ce soit. On a toujours tout fait tout seul. Ce qui fait qu'on attend rien
des autres. Jamais.
D.B. - C'est plus la défaite de la droite que la victoire de
la gauche. C'est quand même un tour de force d'avoir tant de sièges avec
si peu d'idées.
B.C. - Il va falloir voir ce que les communistes
disent, de quelle manière ils peuvent s'insérer et puis il y a des gens
comme Voynet qui ont réussi leur truc. Jospin, il est au moins honnête.
Visiblement, c'est déjà beaucoup par rapport à la coterie d'en face et
au PS d'avant. Jospin, il a l'air différent, mais bon...
D.B. - Il y a déjà une chose déplorable pour nous, c'est que
Juppé va pouvoir se consacrer à Bordeaux. Là, c'est quand même une épine
dans le pied. Quand il était premier ministre, il était très occupé. Là,
on va le voir plus souvent.
« S-O ». - Vous ne lui donnez aucune chance
?
B.C. - Si, si. A Bordeaux, les notables seront
contents. Ils arriveront à s'en tirer comme d'habitude. Bordeaux s'en
est toujours tiré. Mais pas comme on voudrait. C'est tout.
D.B. - La seule chose qu'on peut lui concéder c'est
qu'il est anti-FN.
« S-O ». - Vous avez des retours sur vos prises
de position anti-FN ?
B.C. - Il y a eu un papier, je crois, dans un magazine
d'extrême droite. Ils nous confondent avec le rap. Des retours, on en
a mais pas au siège du FN. On n'y va jamais.
« S-O ». - Rien d'étonnant à ce que l'ultralibéralisme et
la montée de l'extrémisme soient au centre des débats que vous organiserez
l'après-midi du 14 juin ?
B.C. - Ils ont été choisis en commun avec Fabienne,
le manager du groupe, et Patrick Duval, le responsable de Musique de Nuits
à Bordeaux qui organise des arbres à palabres depuis pas mal d'années.
C'est quelqu'un avec qui on partage pas mal de valeurs. On a eu envie
de ça en plus. Une sorte d'espace de parole.
« S-O ». - Le succès que vous obtenez cette
année, cela vous a totalement surpris ?
B.C. - Depuis le temps qu'on existe, on a eu le
temps de ne pas être surpris par certaines choses.
D.B. - A chaque fois, c'est une surprise différente. Avec Tostaky,
le précédent album, c'était deux ans de tournée.
« S-O ». - Pour les gamins, vous êtes des modèles
?
D.B. - Eh bien ! S'ils prennent modèle sur nous
un par un... Comment veux-tu qu'on explique cela ? On le comprend.
B.C. - Cela nous oblige peut-être à des responsabilités nouvelles.
On en prend certaines. Mais on se dégage dès qu'on a envie de se dégager.
On est libre de décevoir un public. Qu'importe si nous on est en accord
avec nos actes et nos chansons.
« S-O ». - Votre réussite ce n'est pas quelque
part celle d'une certaine orthodoxie du rock ?
B.C. - L'orthodoxie du rock ou d'autre chose d'ailleurs...
Il arrive que le rock très, très pur soit beau. Le blues très, très pur,
le flamenco il n'est beau que vraiment pur. Dans ce sens-là oui. Mais
pour nous, l'orthodoxie, c'est-à-dire de continuer à faire vraiment pareil,
ce n'est pas du tout notre façon de penser. On est fasciné par des choses
qui n'ont rien à voir avec ce qu'on a connu adolescents. On aime le jazz,
la musique tzigane, le flamenco, la salsa. On est tellement ouvert qu'on
est écartelé !
« S-O ». - Votre groupe un peu phare, c'était
Clash !
B.C. - On a beaucoup de respect pour eux. Grande
sensation. Cela parlait à la tête et au corps. Les trucs qui ne parlent
qu'à la tête, je crains un peu. Les trucs qui ne parlent qu'au corps ?
« S-O ». - La techno ?
B.C. - Même à l'intérieur de la techno, j'ai l'impression
qu'il y a une complexité. Il y en a qui sont porteurs comme cela n'existe
plus ni dans le rock ni dans le rap ou nulle part de valeurs anarchistes.
Et il y a la grosse danse et le commerce. Encore une fois, ce n'est pas
si simple. La jeunesse branchée des grandes villes, il ne faut pas rêver,
elle est là-dessus.
"Le plus gros clash
[avec Polygram] a eu lieu après la sortie du second album. Ils voulaient
nous envoyer à la télé sur des prime time. On était jeunes, très jeunes.
On n'avait pas la même force, mais on savait déjà dire non."
« S-O ».- A Bordeaux, le seul succès comparable
au votre, c'est de la techno et c'est Total Eclipse !
B.C. - Je ne sais pas qui c'est.
« S-O ». - Vous avez l'impression qu'il y a
des publics qui ne se rencontrent jamais ?
B.C.- C'est évident. C'est complètement cloisonné.
Avec cette multiplication des genres, tu ne peux pas tout entendre. Cela
me rend malade et ce n'est pas qu'avec les disques. Il se passe des choses
très, très bien mais les grosses tendances commerciales sont aberrantes.
Elles l'ont souvent été mais pas toujours. Il y a vingt ans un nouvel
album de Led Zeppelin était une grosse sortie commerciale mais cela se
tenait. Maintenant, c'est peut-être parce qu'on ne comprend pas. Il y
a beaucoup de merde...
« S-O ». - Quelles sont vos relations avec
Polygram, votre maison de disques ?
B.C. - On a répondu plein de fois à ce style de
questions. Le plus gros clash a eu lieu après la sortie du second album.
Ils voulaient nous envoyer à la télé sur des prime time. Cela ne pouvait
pas arriver que quelqu'un vende autant de disques et qu'on ne double pas
la mise en envoyant dans le 20 heures « Sombres héros de l'amer », le
morceau susceptible de plaire aux ménagères. On était jeunes, très jeunes.
On n'avait pas la même force, mais on savait déjà dire non.
D.B. - Maintenant, la maison de disques ne nous
propose plus des trucs pour lesquels ils savent qu'on va dire non. Ils
se sont adaptés, mais on n'est pas dupe. Si, demain, on vend 20 000 albums
au lieu de 400 000 aujourd'hui, les relations seront beaucoup plus tendues
et on va réentendre des conneries arriver.
« S-O ». - Aujourd'hui vous êtes riches ?
D.B. - Par rapport à plein de gens, oui. On vit
bien, très, très bien. Nous ne sommes pas les rois des SICAV, mais on
est à l'aise. Cela rend plus faciles certaines choses. Quand cela permet
de se déplacer, de ne pas avoir de contraintes vraiment, c'est magnifique.
« S-O ». - Quinze ans déjà ! Vous êtes un groupe
qui dure ? Comment peut-on tenir aussi longtemps ?
D.B.- Cela tient peut-être à la manière dont on
fait les choses. Le fait de savoir s'arrêter, d'aller voir ailleurs et
d'avoir à nouveau des choses à se dire quand on se revoit, de sentir qu'on
peut à nouveau faire de la musique ensemble. C'est ça qui fait que le
groupe a duré.
« S-O ». - Quel souvenir gardez-vous de vos débuts ?
B.C. - Une époque forte. Les choses se faisaient
toutes seules. On montait sur scène facilement. 97 % des mecs jouaient
comme des patates. Mais ce qui était bien, c'était d'oser.
« S-O ». - Vous voudriez que cela soit quoi
le 14 juin ?
B.C. et D.B.- Une fête populaire mais pas une kermesse. On
ne veut pas que cela soit perçu comme une démonstration. Mais si cela
pouvait lancer une fête qui puisse se faire une fois par an dans des conditions
quasi similaires... Pas un festival mais une sorte de journée qui célèbre
la musique, où on parle et où on pense autrement.
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Journal Sud Ouest
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