Le chanteur du groupe Noir Désir explique les raisons qui l'ont conduit à lire une lettre au ton très vif au PDG de Vivendi-Universal, lors de la cérémonie des Victoires de la musique.

 

Récompensé pour l'album rock (Des visages des figures) et le clip de l'année aux 17es Victoires de la musique, le groupe Noir Désir a provoqué la surprise lors de la cérémonie au Zénith de Paris (Le Monde du 12 mars).
Son chanteur Bertrand Cantat a lu "une lettre adressée à notre cher PDG à tous ou presque : Jean-Marie Messier", au ton très vif . Engagé sur le front de la lutte contre la mondialisation, Noir Désir, qui enregistre depuis 1987 pour le label Barclay, filiale d'Universal Music, reproche notamment au "camarade PDG" de Vivendi Universal l'utilisation qui est faite de son nom. Avant le départ de la formation bordelaise pour une tournée au Canada, Bertrand Cantat explique au Monde les raisons de cette colère.

Lors de l'édition 1996 des Victoires, qui vous avait décerné deux prix, vous vous étiez contentés de transmettre un fax aux organisateurs. Qu'est-ce qui a motivé cette année votre participation et cette missive ?

Il fallait qu'on le fasse, on en avait trop besoin face à cette récupération permanente de notre discours. C'est presque physique, on étouffait, on subit le jeu de l'absorption et on est purement spectateur. Ce type-là se sert de nous et de Zebda comme caution, jamais de L5 [le groupe créé par l'émission de M6"Popstar"s]. Est-ce que Messier se réclame des merdes qui lui font des profits ? Avec nous, il peut dire "J'ai chez moi des gens qui portent une parole libre, des anarchistes presque", comme "J'englobe tout, y compris ces petits trublions".

Il peut tout avoir, y compris vingt ans de notre vie, de nos engagements. Cela cautionne les délires d'accumulation, de capitalisme pur. C'est gerbant, gluant, déstabilisant, car on est persuadés de ne pas avoir la même conception du monde que lui.

L'avez-vous déjà rencontré ?

Non. C'est un mec avec lequel on n'a rien à voir. Pour lui, tout est dans tout et rien ne vaut rien, Noir Désir et L5, c'est pareil, puisque ça appartient au même ensemble. Il n'a pas inventé l'ignominie de la situation, mais il est allé trop loin dans la récupération et dans l'accumulation. Nous sommes des libertaires, pas des libéraux, avec toutes les incertitudes que cela suppose, une remise en cause permanente. Le libéral fait croire que le monde est une décalcomanie du marché, comme le logo d'Universal se veut une décalcomanie du monde. Ce qui compte, c'est vendre. Sur le plan financier, j'ai cru comprendre que cela n'allait d'ailleurs pas très bien. Par contre, sur le plan de la communication, c'est très fort. Ce type est génial : tout ce qu'il fait, c'est pour le bonheur, pour rééquilibrer les échanges avec les Etats-Unis et pour que tout le monde soit bourré de gadgets.

Pouvez-vous citer des exemples de "récupération" dont vous auriez été l'objet ?

Jean-Marie Messier a été interrogé début janvier sur France-Inter, après avoir fait sa déclaration sur l'exception culturelle. Il a dit qu'un quart des disques français partait à l'exportation en citant Noir Désir, ce qui est faux [le dernier album du groupe s'est vendu, selon sa maison de disques, à 700 000 exemplaires en France et 90 000 à l'étranger]. Il se gargarise et peut tout dire du moment que les gens ferment leur gueule. Au Zénith, devant ses actionnaires, la pochette de notre disque a été projetée derrière lui...

Quelles peuvent être, pour vous, les conséquences de cette lettre ?

On ne les connaît pas. Il y a un moment où il faut avoir le courage de dire ce qu'on pense et on espère que cela va créer de la solidarité. On n'en a parlé à personne, on n'a pas calculé, car, si on calcule trop, il n'y a plus de courage. La maison de disques s'attendait à une déclaration sur le thème des vilains riches qui exploitent les pauvres, mais cela ne sert à rien.

Envisagez-vous une rupture ?

On a resigné avec une nouvelle équipe de Barclay avec laquelle on s'entendait bien. Il nous reste un album à enregistrer, donc on n'est pas en situation de rupture. Mais on ne sait absolument pas où ça peut aller. Nous n'avons rien à perdre, contrairement à ce qu'il croit. On ne se refuse rien. Cela dit, j'ai tendance à croire qu'il va faire le mort.

Pourriez-vous vous débarrasser de votre contrat en sortant un disque à la va-vite ?

Non, car ce serait prendre le disque, et le public, en otage.

Vous avez souvent été critiqués pour l'ambiguïté de votre position : à l'intérieur du système et contre lui. Cette déclaration n'était-elle pas aussi une manière de mettre les choses au clair vis-à-vis des artistes qui ne travaillent pas avec des majors ?

Nous sommes moins sensibles à ces critiques qu'à ce que l'on ressent. Il y a des artistes bien tranquilles parce qu'ils ne sont pas chez Universal, à qui on ne posera jamais les questions qu'on nous pose. La réflexion ne concerne pas que nous, elle doit être plus globale. J'ai pris soin dans la lettre de dire que Messier n'est pas le seul. Tout le monde a peur de réagir, pour des raisons vénales ou parce qu'on le caresse dans le sens du poil. On ne sort pas du piège de la cage dorée et cela crée un malaise généralisé. Nous pensons que nous avons un devoir, nous avons horreur de nous sentir tout seuls. Etre une exception rebelle qui arrive à vendre des disques et à se mouvoir dans ce merdier ne nous intéresse pas.

Propos recueillis par Bruno Lesprit


"Message transmis", assure Universal

"Il n'y aura pas de déclaration de Jean-Marie Messier. C'est Pascal Nègre qui réagit." La direction de la communication de Vivendi Universal renvoie au PDG d'Universal Music France après la diatribe de Noir Désir contre Jean-Marie Messier. Pascal Nègre se réjouit "qu'il n'y [ait] pas une pensée unique chez les artistes Universal". "On a toujours eu une liberté totale", rappelle-t-il. Y compris celle de taxer le patron du groupe de "menteur", comme l'a fait Bertrand Cantat lors des Victoires ? Pascal Nègre cite les Guignols de Canal, qui traitent "J6M" de "gros cul", et évoque le précédent de Léo Ferré, auteur jadis d'un moqueur Monsieur Barclay à l'adresse de son employeur. "Le vrai drame, ce serait qu'un artiste me dise qu'il ne peut pas s'exprimer. Là, ce n'est pas le cas."
"Les relations avec nos artistes ne sont pas conflictuelles, poursuit Pascal Nègre. Je comprends la démarche de Noir Désir, qui pose la problématique du symbole à travers un message délivré de manière directe et violente : "Attention, quand vous parlez de la mondialisation, arrêtez de nous utiliser comme un alibi." Ce message a été transmis, et je pense qu'il a été entendu."