Le Noir Désir de prendre le monde

entier à bras-le-corps

Ce soir n'est peut-être pas le grand soir. Mais ce sera une belle soirée, généreuse, solidaire, combative et festive pour les Indiens du Chiapas. Pas moins de soixante associations ont rendez-vous au Zénith, à compter de dix-huit heures, jusqu'à l'aube. Sans oublier une affiche musicale des plus toniques, où se retrouveront pêle-mêle Lofofora, Flor del Fango, Son 14, pas mal de DJ, Sapho ou encore Noir Désir. Nous avons rencontré Bertrand Cantat, le chanteur de Noir Désir. En ligne de mire: la lutte des Indiens pour un monde plus juste. Au Mexique, mais aussi partout dans le monde. Tour d'horizon de ses doutes, de ses interrogations, de ses certitudes.

Lorsque nous nous étions vus à Vitrolles, lors de la manifestation de soutien au Sous-Marin, nous avions évoqué cette soirée de soutien aux Indiens du Chiapas. Vous aviez signalé avoir beaucoup à dire sur les Indiens, le sous- commandant Marcos en particulier, les zapatistes en général...

Bertrand Cantat : Nous sommes très fiers de participer à un concert de soutien pour une idée si belle... Le plus surprenant, à travers cette histoire du zapatisme et du sous-commandant Marcos, qui s'avère très mexicaine, très indienne du Mexique, c'est sa faculté à toucher à l'universalité. C'est non seulement intéressant, mais complètement ouvert, parce que n'importe qui peut se l'attribuer. Beaucoup d'associations se reconnaissent dans ce mouvement mais, que je sache, il n'est pas de représentant zapatiste 'officiel' en France à qui l'on puisse s'adresser. Tout est complètement éclaté. C'est une parole qui peut toucher des gens complètement différents, de pays différents.

 

Vous parlez de l'universalité des paroles et des actes des Indiens du Chiapas. Peut-on envisager un regain de l''internationalisme'?

Bertrand Cantat : La mondialisation - telle qu'elle est envisagée actuellement - ne risque ni de satisfaire les exclus et encore moins les Indiens. Il est curieux de voir comment le couple mondialisation-internationalisme engendre un écartèlement sémantique contemporain: la mondialisation pourrait être l'internationalisme. Or c'est tout le contraire. Inévitablement, se construit en face une autre chose, qui soulève des questions, lesquelles sont loin d'être innocentes. La mondialisation pour qui? Pour quoi? D'où ce regain d'internationalisme, mais sur des bases complètement différentes. On n'est plus du tout dans la même configuration. Cela change tout. Comme la parole est, elle aussi, renouvelée, les mots, la poésie retrouvent de l'importance. Dans l'histoire des luttes, la poésie n'a pas toujours été en bonne place. Quand je dis poésie, je pense liberté de parole, appel à la beauté, à l'humour aussi.

Avec la poésie, les slogans disparaissent?

En effet. Pas de slogans, des convictions. Des convictions et des combats nets. Mais on reste dans une forme très ouverte. C'est l'un des aspects positifs de la démarche. C'est aussi cela qui la rend très friable. On ne sait pas alors ce que ça va donner...

Est-ce une nouvelle manière de pratiquer la politique? De réinvestir son terrain?

Bertrand Cantat : Je crois, oui. C'est le contexte qui le veut, les menaces... C'est réjouissant que les gens se réintéressent à la chose publique, au devenir de leur pays et de la planète. La guerre est une chose trop sérieuse pour la laisser aux militaires, n'est-ce pas? La politique aussi! On ne doit pas la laisser aux professionnels, même s'ils ne sont pas tous autant à décrier qu'on veut bien le dire. Les structures font que le jeu démocratique est coincé par tout un tas de clivages limitant la liberté de parole. Un gouvernement possède ses règles, fonctionne avec les limites du pouvoir. Certains sujets sont donc sciemment occultés.

En s'engageant aux côtés des zapatistes, ou ailleurs, pensez-vous faire acte de contre-pouvoir?

Bertrand Cantat : On fait acte d'existence. A partir du moment où l'on existe, où l'on dit et on se met à penser librement, à échanger des idées, à ouvrir un débat, on fait acte de politique. On retrouve - en toute humilité - cette espèce de vocation du citoyen qui a quelque chose à dire. On se redonne la parole, on essaie de la donner à ceux qui ne l'ont pas, etc. C'est la moindre des choses, enfin ce le serait, dans un système démocratique. Et c'est lorsque cela fonctionne que quelque chose de l'ordre de l'intelligence peut advenir. Tout le monde doit pouvoir donner son avis.

 

Toutes ces initiatives ne sont pas codifiées, mais votre engagement a sans doute un sens. Lequel?

Bertrand Cantat : Que la parole ne soit plus confisquée par des professionnels, ceux qui s'en sortent; qu'elle puisse être redistribuée à tous ceux qui ont des choses à dire; que les énergies circulent à nouveau: les énergies libertaires, de reconquête d'idées aussi simples que l'égalité des chances, aujourd'hui fondamentalement menacée. Cette reprise de la parole s'impose comme une évidence, tout comme la reprise d'initiative. Notre position découle de cela: on ne veut pas se contenter de jouer notre musique et d'avoir du succès. Cela ne nous paraît même pas envisageable. Le sens est là et repose également sur d'anciennes références: l'égalité des chances, ne pas accepter un certain type de mondialisation, le tout-marché, le tout-pognon, sans qu'aucune autre idée vienne contrecarrer ce système. Le monde ne peut être géré sans cette idée de partage des richesses, du savoir... Ce que je dis là est assez commun. Enfin, tant mieux si ça le devient...

Cela vous semble-t-il utopique?

Bertrand Cantat : Peu importe! Nous sommes en 1997. Il s'est passé pas mal d'événements. Nous sommes tous quelque peu échaudés. Lucide, nul ne peut ignorer les échecs, des fourvoiements extraordinaires, d'hallucinants excès... De tout cela nous sommes héritiers, et aussi de certaines utopies, d'autant que le système actuel nous pousse à la révolte. C'est fabuleux! J'aurai tendance à penser qu'un certain nombre de conditions sont réunies pour que - si nous ne sommes pas des crétins - nous réagissions de nouveau.

Avez-vous le sentiment que cela dépasse Noir Désir, qu'il s'agit d'un mouvement qui touche aussi d'autres artistes?

Bertrand Cantat : Dans ce concert de soutien aux Chiapas, on retrouve des groupes et des gens aussi divers que Lofofora, Sapho, Génération Chaos, Tarace Boulba... Bien sûr, de nombreux groupes meurent d'envie de dire et d'agir, de s'engager dans des histoires qui ont un sens, et ils sont tous différents. Nous ne tenons pas un discours unifié. Nous ne constituons pas un parti. La-dedans, des éléments nous séduiront plus que d'autres. Mais le problème n'est pas là. Il est dans la rencontre entre les soixante associations participant à ce forum. Elles ne sont pas d'accord entre elles sur tout. L'intérêt, c'est que ce genre de soirée brasse tout ça, que les gens se parlent, que ça avance.

Se réapproprier la parole, cela signifie qu'on l'avait perdue...

Bertrand Cantat : Cela signifie que l'on avait perdu la base. Se réattribuer la réflexion... A partir de là, tu construis, tu affines. La parole a été, et est toujours, à reconquérir. On a assisté à un glissement extraordinaire des mots. Rien ne veut plus rien dire, à un point tel que pour ce qui est de l'engagement des artistes, il y a eu une sorte de mouvement de recul. Plonger les mains dans une matière que tu ne maîtrises pas et qui te file entre les doigts, ça en a refroidi plus d'un.

L'engagement de Noir Désir semble plus important qu'hier, même si vous avez toujours chanté des chansons avec du fond...

Bertrand Cantat : Je l'espère. Nous marquons, aujourd'hui, un engagement plus net, peut-être à cause de l'histoire du groupe. Quant au contenu, il n'est pas d'emblée explicitement politique. Le problème n'est pas là ! On va pas s'obliger, systématiquement, à tenir un discours politique. Après tout, 'le Temps des cerises' n'est pas, au départ, une chanson politique. Les hasards de la vie, et de l'Histoire, peuvent faire que des chansons très noires, ou très intimes, se mettent à recouper des préoccupations plus larges que le simple geste de vendre un disque. Même si on en vend, ce qui est un autre problème.

Un ciel avec nuages figure sur la pochette de votre dernier album. Comme un coin de ciel bleu...

Bertrand Cantat : C'est parce qu'on ne peut s'abandonner, même si cela nous est arrivé parfois, et peut encore nous arriver. Lorsque le doute est trop fort, cela pousse à un certain nihilisme teinté de cynisme... Nous réfléchissons à comment nous battre. Dans le groupe, nous avons pour principe de tout discuter ensemble. Forcément, ça prend des heures, on s'engueule pas mal... Bon, ça fait quinze ans que ça dure! Plus ça va, plus chacun de nous développe son autonomie. Durant un temps, nous avons été paranoïaques mais pour des raisons compréhensibles. Radicaux au point de craindre toujours d'être récupérés, nous avons pris le temps de mûrir. Maintenant, nous pouvons sans crainte être plus ouverts.

Au dernier Printemps de Bourges, Robert Hue est venu vous rendre visite dans les loges. Alors?

Bertrand Cantat : Très sympa! On a juste devisé ensemble, on a déconné sur son ancien groupe et échangé quelques réflexions - que le Parti communiste doit avoir, j'imagine - sur la présence sur le terrain pour contrecarrer le Front national qui est, lui, très présent. Robert Hue est convaincu qu'il faut réinvestir le terrain. Nous, nous ne sommes pas communistes, mais nous pensons que le terrain ne doit pas être investi par les gens du FN et eux seuls, sinon, c'est un boulevard pour eux...

Le Front national constitue-t-il, à vos yeux, le danger le plus important?

Bertrand Cantat : Il est la conséquence du terrain abandonné, de la dérive du politique dans les années 80... Une conséquence de la précarité. Historiquement, le fascisme ne s'installe pas quand tout va bien. Mais c'est une conséquence très bien enracinée. Il n'a jamais cessé de progresser. Il s'efforce de gagner en respectabilité. J'ai tendance à croire que si tu enlèves les raisons sur lesquelles il croît, il disparaît, même s'il s'appuie sur la part la plus sombre de l'être humain. Jouer sur la frustration, l'exclusion de l'autre, la haine, cela peut prendre de l'ampleur. C'est très porteur de vociférer la haine, même si, après, il faut creuser. Les raisons du vote FN dans le Sud sont différentes de celles de l'est du pays.

Et quand il passe aux actes, comme à Vitrolles...

Bertrand Cantat : Alors, un discours s'appuie sur des actes, dans un contexte où le Front national n'a pas le pouvoir. Réinvestissons le terrain, la parole. Tout le monde est au pied du mur. La réaction n'est pas encore à la hauteur. On avance pion par pion. Il faut démontrer à quel point leurs idées sont inefficaces. Pour cela, il faut pouvoir leur opposer une sorte d'efficacité: voilà le défi des années à venir, à savoir, opposer une économie humaine qui fera qu'on pourra se passer des fascistes, mélanger les cultures et prouver que c'est une source d'enrichissement. Ce n'est pas facile. Mais jamais personne n'a dit qu'édifier un monde meilleur est facile...

C'est donc un idéal...

Bertrand Cantat : L'idéal, c'est tous les jours. C'est un combat. Oui, on a besoin de perspectives, d'une véritable intégration, de brassage, d'égalité des chances. Est-ce si utopique? Il faut s'en donner les moyens. Mais dès que l'on aborde la question des moyens, on se heurte au discours économiste: 'Où allez-vous les prendre?' Je suis persuadé qu'il y a une grande marge récupérable de cet argent, mais cela induit une autre manière de penser l'argent. C'est comme si d'un côté étaient les décideurs, les hommes politiques et de l'autre tous ceux qui travaillent. D'autant que cette histoire de chômage a tout faussé. C'est parfait pour le grand patronat. Il existe une zone de précarité dans laquelle les gens n'osent plus se prononcer, parce qu'ils sont sur la sellette. C'est tellement pratique pour justifier le système actuel, non? Enfin, il revient à chacun de jouer son rôle de citoyen, d'acteur qui l'ouvre et qui agit.

C'est le sens de l'appel de Marcos. Soudain, des Indiens ne nous obligent-ils pas à repenser le sens du monde?

Bertrand Cantat : On se retrouve à travers eux. Ils ne sont pas prévus dans le développement du monde. Non seulement on ne peut accepter, d'un point de vue philosophique, de laisser des gens sur le bas-côté, mais de surcroît il faut voir qui on y laisse. Chez les Indiens du Chiapas, n'y a-t-il pas une parole, une poésie nécessaires au monde du futur, autant que celle du technocrate? N'est-il pas plus important de faire émerger à nouveau cette parole dans une modernité, que de vivre un monde extrêmement hiérarchisé où prime le tout-économique, le tout-marché? Alors, oui, on parle de résistance. Nous sommes de petits résistants. En faveur des Indiens du Chiapas, à qui l'on n'a jamais demandé leur avis. Et ici, où le mouvement de novembre-décembre 95 a été une belle réaction. Ce n'est pas mai 68, d'ailleurs cela n'aurait aucun intérêt d'être la même chose. Il y a seulement que, là, des gens relèvent la tête: vous nous demandez non seulement de crever mais en plus de ne rien dire? Je n'ai pas envie de crever pour la loi du marché. De toute façon, nous n'avons pas le choix, non?

 

Propos recueillis par ZOE LIN - 27 Novembre 97 - l'Humanité