Après un silence de cinq ans, le groupe de rock Noir Désir publie son sixième album Des visages des figures. Ce nouvel opus apparaît comme un disque de rupture qui délaisse l'efficacité rock pour s'orienter vers cles expérimentations sonores. "Il n'y aurait pas eu de nouvel album s'il n'y avait pas eu ce désir de nouveau territoire à traverser », explique Bertrand Cantat au Monde. Dans cet entretient, le groupe bordelais, qui publie chez Barclay (filière de Vivendi-Universal), évoque ses rapports avec l'industrie du disque: "La lutte antimondialisation, ce sont d'abord des mouvements éclatés, des gens différents. Il n'y a pas de dogme. Nous, nous sommes prêts à assumer ce que nous pouvons assumer." |
PRÈS DE CINQ ANS après 666.667 Club, Noir Désir publie un nouvel album, Des visages des figures. Composé des trentenaires Bertrand Cantat (chant, guitare), Serge Teyssot-Gay (guitare), Denis Barthe (batterie) et Jean-Paul Roy (basse), le groupe bordelais, devenu, en quinze ans et six albums, un ténor du rock français (plus de deux rnillions et demi de disques vendus), s'y dépouille de la rage électrique qui consumait ses précédents opus pour s'ouvrir à de nouvelles sonorités. Ils s'en expliquent pour Le Monde avant dévoquer leurs rapports avec l'inàustrie du disque et leurs engagements « citoyens ». « Des visages des figures apparaît comme un disque de rupture. Votre Image de groupe de rock devenait-elle encombrante ? Bertrand Cantat : Encombrante, non, mais restrictive. Il fallait surtout ne pas céder à nos réflexes: cogner fort, vite et bien, ce qui risque de bousiller une chanson. Le disque "One Trip One Noise" [des titres de Noir Désir remixés à leur demande par divers artistes] a affirmé ce souhait d'ouverture par la dépossession. Il n'y aurait pas eu d'album s'il n'y avait pas eu ce désir de nouveau territoire à traverser. Serge Teyssot-Gay : C'est plus un besoin qu'un désir, ce n'est pas intellectualisé. On savais ce qu'on ne voulait pas refaire, sans savoir où on allait. Le titre "L'Europe" est une improvisation free de vingt-quatre minutes. Quelle a été la réaction de votre maison de disques, Barclay, à cette provocation ? Bertrand Cantat : "L'Europe", c'est trois heures et demi de de musique réduites à vingt-quatre minutes. Si ce titre n'avait pas figuré sur l'album, je pense que personne n'aurait pleuré. Mais on a insisté. Barclay a compris à quel point on y tenait, sans évidemment militer pour qu'on fasse des choses comme ça. Serge Teyssot-Gay : S'il n'y avait eu que des morceaux comme "L'Europe" sur ce disque, on l'aurait senti passer. mais la vérité, c'est que notre maison de disques n'a jamais eu à se plaindre de nous. Bertrand Cantat : Plus que ça. Noir Désir est une caution : "On ne peut pas être accusé de je-ne-sais-quoi, on a Noir Désir chez nous". Barclay, c'est Barclay; le gros "blob" au-dessus, c'est encore autre chose. Ce qu'on reconnait, c'est qu'on travaille avec Barclay. Le gros "blob" en question s'appelle Vivendi-Universal, auquel Barclay appartient. Votre Position - être contre le système, mais dans le système n'est-elle pas un peu schizophrénique ? Bertrand Cantat : C'est une question, et je ne sais pas comment on va faire pour la résoudre. Quelque part, on sert la soupe à ces gens-là. Nous sommes au centre de quelque chose de symptomatique. Qui, aujourd'hui, est indépendant du point de vue du financement ? Vivendi regroupe tout. C'est du délire. Ça va peut-être finir par poser un Problème, surtout si cela doit avoir la moindre incidence sur notre liberté de penser, de dire, de faire. Pour le moment, Barclay est un sacré tampon. Denis Barthe : Et puis nous sommes les propres garants de notre indépendance. Nous décidons s'il y a album ou non. Nous choisissons tout, du local de répétition au studio, de la pochette à la promo. Vous avez créé un label, La Grosse Rose. Le développer vous permettrait de vous émanciper davantage... Serge Teyssot-Gay : C'est un boulot énorme. on a monté ce label et un studio à Bègles pour dépanner des potes, c'est tout. Bertrand Cantat : On joue un peu les ambulances. Fiscalement, on se fait d'ailleurs taper sur les doigts. On nous dit. "Vous n'êtes pas une entreprise de prêt à taux zéro !" Le single "Le vent nous portera" est peu représentatif du contenu de l'album. Ne craignez-vous pas de créer un malentendu vis-à-vis de votre public, comme cela a pu être le cas avec "Aux sombres héros de l'amer" ? Bertrand Cantat : On élimine ce genre de questions, qui sont de la pollution. Comment peut-on prétendre travailler et écrire librement si on se soucie des clients ? Nous n'en avons pas. Le meilleur moyen de respecter les gens qui écouteront ce disque est de nous respecter nous-mêmes dans nos désirs. On assume mieux cette chanson-là qu'"Aux sombres héros de l'amer". On n'est plus aussi cons qu'avant : on ne va pas la foutre au feu parce quelle risque de devenir un single ! On ne va pas se faire harakiri pour faire plaisir à certains protestants. Si vous saviez tout ce qu'on n'a pas publié !... Cet album marque un éloignement par rapport à la culture rock anglo-saxonne des origines - notamment les Doors, que vous avez repris et auxquels on vous a souvent comparés. Bertrand Cantat : Nous avons découvert le monde, qui n'est pas qu'anglo-saxon. je crois qu'on a toujours évité, contrairement à pas mai de nos copains, d'être des ersatz d'anglo-saxons, dans la posture et dans le son. Quant à la comparaison avec les Doors, c'était plus pour des histoires de physique. On a aussi repris les Beatles et personne n'a dit que Serge ressemblait à McCartney ! L'empreinte de Ferré est forte sur ce disque. Avec "Des armes", c'est la première fois que vous gravez une reprise d'auteur français sur un de vos albums. Bertrand Cantat : L'empreinte la plus forte, c'est encore la nôtre. La prétention a toujours été dans l'humilité. Enfin, Ferré, vous n'avez pas tort. On a été contactés par une revue de poésie de Chartres, 21.3, pour participer à un disque, "Quai 213". Il y avait des textes inédits que la famille Ferré avait donnés. Nous avons rencontré Mathieu Ferré ; il nous a donné "Des armes" en nous disant simplement d'en faire bon usage. Nous avons évité de tomber dans le côté relique, religieux. On était si contents du résultat qu'on l'a repris sur le disque. Soutien aux travailleurs Immigrés, à José Bové, au sous-commandant Marcos, au Tibet... Vous êtes sur tous les fronts de la lutte antimondialisation. Bertrand Cantat : La lutte anti-mondialisation, ce sont d'abord des mouvements éclatés, des gens différents.. Il n'y a pas de dogme. Nous, nous sommes prêts à assumer ce que nous pouvons assumer. Le problème, c'est que tout fonctionne aujourd'hui sur l'imagerie. Même, Bové s'en sert. Quand il échange sa pipe avec Marcos, on est dans le spectaculaire. L'important, c'est qu'il y a derrière un discours intéressant, différent. J'ai commencé à m'intéresser à l'histoire de Bové en lisant des interviews. Au début, je me demandais ce qu'était cette énième spectacularisation, bien que j'aie trouvé excellent qu'ils aillent démonter le McDo. Etes-vous toujours proches politiquement des anarchistes de la Confédération nationale du travail ? Bertrand Cantat : Il faut que l'étoile libertaire soit toujours là. Evidemment, sa limite est la proposition concrète. L'anarchie est la formulation politique du désespoir. Elle n'est pas dans la course au pouvoir, puisqu'elle tape sur lui. Un anarchiste commence toujours par s'engueuler avec lui- même. D'autant plus que la situation est complexe et l'ennemi pas si simple à définir. Comme l'écrivait Georges Hyvemaud, en parlant de la seconde guerre mondiale - "Tout le monde est dans le coup." Propos recueillis par Grégoire Allix et Bruno Lesprit - Le Monde - 13 septembre 2001 |