Akosh fait mouche

 

Le souffleur hongrois poursuit sa démarche insolite, empreinte de justesse et d'authenticité.

Akosh Szelevenyi n'a pas l'heur de plaire aux énarques jazzy, plus soucieux d'absoudre le médiocre Ravi Coltrane sous prétexte de sa lignée (alors que Joshua Redman s'est vu naguère voué aux gémonies pour une raison similaire) que d'adhérer au message libertaire d'un musicien habité, généreux et expatrié. Peut-être parce que le Hongrois avoue avoir écouté, en même temps, les Rolling Stones, Archie Shepp et les Beatles, assimilation impardonnable pour les étiqueteurs protocolaires. Pourtant, Akosh S. représente assurément ce qui est arrivé de mieux, depuis belle lurette, au jazz français et, par extension, européen. Même s'il est le premier à revendiquer une certaine singularité par rapport aux codes du genre : " Je me sens éloigné du milieu jazz parce que je joue essentiellement dans des bistrots. Je suis donc plus proche du mouvement alternatif. Mais, ainsi, je touche des gens qui n'ont jamais entendu de free et cela suffit à mon plaisir. Devenir célèbre ne me dit rien. Par contre, j'ai plein de choses à partager. " Se présentant lui-même comme " un survivant professionnel qui fait de la musique ".

Akosh, né à Debrecen le 19 février 1966, a quitté son pays à l'âge de 20 ans, à la suite de tracasseries policières, après avoir encaissé, cinq ans plus tôt, le choc de la new thing afro-américaine : " La découverte de The Majic of Ju-Ju ou de Mama too Tight m'a secoué. Ça correspondait à tout ce que je retenais à l'intérieur de moi-même, tout en évoquant le merdier qui m'entourait. " SDF lorsqu'il débarque à Paris (" se retrouver sans papiers, c'est bon pour la tête "), il ne tarde guère à se fondre dans le monde musical de la capitale, où il ne perd pas une occasion de bœuffer : " C'est un sentiment curieux. Tu viens de casser ta vie en deux et, en même temps, tu respires la liberté comme jamais. "

Bricolant à gauche et à droite (" dans le bâtiment, dans l'imprimerie "), histoire de subsister (" il y a plus de musique dans ces activités que si l'on souffle tout le temps dans son instrument "), Akosh flirte aussi avec le théâtre (" chercher le lien entre texte, jeu et musique est passionnant ") et monte, dès 1991, un quartette qui enregistre Pannonia (EMP), un premier disque qui mettra plus d'un an à être commercialisé : " A ce moment-là, son contenu m'a semblé dater." Le mixage (" trop ECM ") le chagrine aussi. Il décide alors d'autoproduire Asile, son deuxième CD, vendu exclusivement à la fin de ses concerts. Dans les bistrots. Car Akosh a développé un circuit particulier, dit " des bistrots parisiens " : " J'ai du mal à adhérer au fonctionnement des clubs et aux tarifs qu'ils pratiquent. Jouer dans des bistrots est un choix humanico-philosophico-politico-esthético-cacapipi. C'est ma manière de penser aux autres. D'aller là où ils sont. " Dans ce même dessein, il se produit également dans les prisons et dans les quartiers " défavorisés " : " C'est dangereux parfois, mais il suffit d'être honnête pour que les problèmes s'aplanissent. J'ai eu des discussions sanglantes avec des zozos hip-hop qui s'avouaient touchés, mais aussi choqués par le manque de rythme. En même temps, ils posaient des questions intéressantes. Et, quand on ne raconte pas de conneries, les gens sentent qu'il se passe quelque chose. "

C'est à l'Atmosphère, troquet situé en face de l'hôtel du Nord de Marcel Carné, qu'Akosh a rencontré les Bordelais de Noir Désir : " J'étais déjà pote avec Bertrand Cantat, dont la compagne est hongroise. Mais je n'avais jamais entendu son groupe et lui ignorait ce que je faisais. Il a apprécié et m'a invité à venir assurer une première partie de tournée." La corrélation n'est pas évidente entre le répertoire du quartette d'Akosh (" le free jazz et le folklore hongrois sont pour moi les deux musiques les plus pures, j'essaie donc de les combiner autant que possible ") et le binaire conformiste de Noir Dés'. Pourtant, dès le premier show, les amateurs de rock plébiscitent les intrus, pour le plus grand plaisir du saxophoniste : " C'est marrant, parce que, si les fans de Noir Désir ont aimé notre musique, je suis sûr que des gens qui nous sont proches ont découvert Noir Désir par ce même biais. J'en suis ravi. Je déteste tellement le principe des étiquettes. " Et, puisqu'un bonheur n'arrive jamais seul, Akosh (qui entre-temps a participé au dernier album du gang de Cantat, plébiscité aux Victoires) se voit offrir, dans la foulée, un contrat d'enregistrement (deux CD d'un coup) avec PolyGram Jazz. " Promotion " à laquelle il n'aurait jamais songé, mais qui ne le traumatise pas outre mesure. " C'est évidemment une sacrée étiquette, mais ça ne change rien pour moi : ma démarche reste identique. "

Éclectisme. A tel point qu'il continue d'écumer les bistrots de Paris et de province, avec la même frénésie qu'avant, tout en ingurgitant, en privé, un maximum de musiques diverses : " Beaucoup de choses ethniques d'Asie centrale et de Sibérie. Les BBC Sessions de Led Zeppelin… Zappa, je n'ose plus, je n'ai écouté que ça pendant deux ans. Du classique contemporain, de l'Est surtout Bartok, Ligeti, Penderecki. Messiaen. Public Enemy. Prince. C'est un monstre. Il y a toujours quelque chose de bon dans ses disques. En fait, toutes les musiques qui proviennent d'un vrai sentiment sont bonnes. Qu'importe alors la forme qu'elles prennent. ".

Libération - 2 avril 1998 - par Serge Loupien