Akosh Coeur

Venu de Hongrie et découvert par Noir Désir, le souffleur Akosh Szélévenyi impose sa fureur et ses riffs à l'intérieur d'une musique entre free-jazz et rythmes du folklore d'Europe centrale. A voir à Blanc-Mesnil dans le cadre du festival Banlieues Bleues.

Dans le petit milieu du jazz français, on parle beaucoup ces derniers temps d'Akosh Szélévenyi, saxophoniste hongrois installé à Paris depuis dix ans. Sur des rythmes d'Europe centrale, lorgnant parfois vers un Orient plus lointain, Akosh joue free, ce qui, en ces temps où la France cède à une attirance rampante pour ses racines pétainistes, mérite assurément un coup de chapeau. Le plus curieux dans toute cette affaire, c'est que, loin de Budapest, l'énergique garçon a signé, sous l'impulsion de Bertrand Cantat, leader de Noir Désir, chez une major et vient de publier en simultané deux albums ­ l'un studio, Imafa, l'autre live, Omeko. Les plus méfiants ne manqueront pas d'y voir une manipulation de la société du spectacle, une habile récupération de l'industrie du disque ou, tout au moins, une opération marketing rondement menée. Quant à nous, excités par cette musique aux furieux accents balkaniques et intrigués par la configuration paradoxale de la situation, nous posons d'abord la question : qui est donc cet Akosh S. qui brouille les pistes et fait trembler les frontières et, d'abord, d'où vient-il ?

"De 6 à 14 ans, j'étais dans une école de musique, à Budapest, qui mélangeait le classique et le folkore, grâce à la méthode inventée par Kodaly, le plus grand compositeur hongrois avec Bartók. J'ai joué de la flûte à bec, de la clarinette, du basson... Puis, à 16 ans, je me suis mis au sax. A cette époque, j'ai vaguement fréquenté le conservatoire de jazz. C'est avec des gens que j'ai rencontrés sur place que j'ai formé mon premier groupe. On jouait des standards, et très vite, on s'est lancés dans des improvisations collectives. C'était au milieu des années 80.

A Budapest, j'ai été marqué par deux grandes familles musicales : celle du jazz hongrois et celle des Tziganes. Mon héritage se situe quelque part entre la musique folklorique et le free-jazz, ou plus exactement, l'expression libre. Au début de l'année 1986, j'ai décidé de quitter la Hongrie. Je ne voulais pas partir à tout prix, mais les autorités sont allées trop loin. J'ai passé plusieurs nuits au poste, mon téléphone a été mis sur écoute... Ce n'était plus vraiment typique de l'époque, mais j'avais un style de vie, une manière de m'habiller qui ne leur plaisaient pas. Je suis arrivé à Paris le 14 juillet 1986. C'était hard ! J'avais 20 ans. Pas de papiers. Pas d'argent. Je ne parlais pas la langue mais j'avais quand même mon sax. Je suis allé dans les boîtes où ça "boeufait" à la fin de la soirée et, là, j'ai très vite rencontré des gens avec lesquels j'ai formé un groupe. On a trouvé un lieu alternatif, près de la Bastille, une cave au-dessous d'un atelier tenu par un fou furieux. Au début, il y avait deux ou trois péquenots défoncés, mais au bout de quelques mois, il y avait vraiment du monde."

Tandis qu'Akosh relate ses années d'apprentissage, on peut entendre, derrière lui, du Ornette Coleman années 60 ou du Archie Shepp années 70. Sa discothèque est peuplée de freemen en colère dont les traces sont facilement décelables dans sa propre musique. Après tout, il y a peu de musiciens de cette génération à être aussi en phase avec ces gerbes de feu dont les braises ne demandent qu'à se répandre.

"J'avais un ami en Hongrie qui avait une sacrée connaissance de ces musiques. Un jour, il m'a fait écouter The Magic of Ju-Ju d'Archie Shepp. J'avais 15 ou 16 ans. Ça a été un choc. Le lendemain, je l'ai rappelé pour qu'il m'enregistre le disque. C'est lui qui m'a fait découvrir Albert Ayler, le Coltrane des dernières années, Pharoah Sanders, Charlie Haden. Ornette Coleman et Don Cherry, je ne les ai connus qu'un peu plus tard, car on n'en entendait pas parler en Hongrie. Je connais moins bien Gato Barbieri, à part ses disques avec Don Cherry ou son album The Third world, mais il m'intéresse car sa musique est aussi très ancrée dans son pays. Ce qui m'a touché dès le départ avec Don Cherry, c'est qu'il a été un des premiers à aller vers les musiques du monde et à les assimiler. Je ne suis pas fait pour jouer de la musique folklorique. En revanche, j'ai envie de comprendre l'âme de cette musique. On peut la prendre et la transformer. C'est ce que Don Cherry a su faire. D'ailleurs, il est considéré comme un musicien free, alors que c'est très limitatif. Dans cette famille-là, il y a un mec que je fréquente depuis très longtemps, c'est Dresch Mihaly, grand saxophoniste hongrois. J'ai grandi en l'écoutant et il a eu une très grande influence sur moi. Certains musiciens tchèques ou polonais commencent à être connus en Occident comme Tomasz Stanko.

Ce sont des gens qu'on rencontrait dans les festivals. On allait jouer chez eux. Ils venaient chez nous. Il y avait des choses vraiment intéressantes dans le bloc de l'Est. Plus tard, quand je me suis installé à Paris, j'ai rencontré Steve Lacy et Steve Potts, qui m'ont été d'un grand secours les premières années. Rencontrer un musicien comme Lacy, c'était extraordinaire pour moi qui arrivais de Hongrie où on avait toutes les peines du monde à trouver ses disques. Quand tu passes du temps avec Potts, il te raconte sa vie avec Miles ou ses rencontres avec Coltrane. C'est comme une transmission. Les générations suivantes n'auront même plus la chance de rencontrer un mec qui a connu Coltrane ! Quand tu écoutes Coltrane avec Potts et qu'il se met à chialer, tu comprends ce qui s'est passé à cette époque et qui risque d'être oublié."

Entre souffles hongrois, retours de free, ritournelles orientales et parfois auberge espagnole, la musique d'Akosh intègre tous ces flux venus d'un peu partout pour en faire une synthèse ouverte et séduisante quoique assez rugueuse, mais surtout perméable à la rumeur du monde. C'est peut-être ce qui a séduit Bertrand Cantat, ange gardien d'Akosh dont le cocktail musical est pourtant bien loin du rock. "Avec Bertrand, on est devenus potes sans écouter la musique l'un de l'autre. Puis un soir, il a débarqué avec Sergio, le guitariste de Noir Désir, à L'Atmosphère, ce bistrot où on continue à jouer très régulièrement. Apparemment, ça les a pas mal secoués. Ils m'ont invité à jouer sur leur dernier album et le groupe à jouer en première partie de la tournée de Noir Désir. Comme Bertrand aime vraiment ce qu'on joue, il m'a proposé de faire autre chose et ça a donné Imafa, le disque en studio. Cela m'a d'autant plus fait plaisir que c'est un vrai coup de pied au système d'étiquetage." Et puisque, aujourd'hui plus que jamais et pas seulement dans la musique, la question des alliances est résolument cruciale, on admirera d'autant plus la paradoxale et féconde fraternisation entre Cantat, prince de l'électrique, et Akosh, chantre de l'acoustique, un peu comme la rencontre fortuite de l'eau et du feu. "Pour moi, il est extrêmement important de jouer acoustique, parce que le bruit environnant devient de plus en plus oppressant. Je suis amoureux des sons de la terre. Un synthé, c'est un dieu détrôné. Je joue de plus en plus de flûte, de clarinette basse, de bombarde... Je vais de plus en plus vers le bois."

Si elle n'est pas sans défaillance, notamment au niveau de la section rythmique moyennement rompue aux rythmes ternaires, la musique d'Akosh a pour elle une authentique vitalité, une indéniable puissance plastique et une certaine façon de faire tournoyer les rythmes et les sons d'un monde déterritorialisé. Elle ne vise pas l'achèvement mais le jaillissement comme toutes les formes ouvertes. En réalité, le lyrisme d'Akosh Szélévenyi ne s'épanouit jamais mieux que dans ces lieux vivants où l'enjeu n'est pas de se montrer mais simplement de dépenser la musique sans compter, comme à L'Atmosphère, bistrot fétiche, là où les directeurs artistiques sont venus le chercher, et où une ou deux fois par mois et devant une salle pleine à craquer le saxophoniste continue à se produire avec son groupe et n'hésite pas à lancer des invitations à des musiciens amis ou complètement inconnus. Question d'état d'esprit : "Jouer dans des bistrots, c'est primordial. Je préfère jouer dans ce genre d'endroits plutôt que dans une boîte de jazz où ton whisky-coca te coûte 120 balles." Cette semaine, Akosh tente un nouveau pari : se produire dans un festival respectable et estampillé jazz, en l'occurrence Banlieues Bleues, en première partie d'un All Stars cubain, le Peruchin Jr Septeto. Ça se passe à Blanc-Mesnil, le jeudi 2 avril. Pas d'inquiétude. On entend déjà la rumeur enfler : ce soir, Akosh vous met le feu !

Thierry Jousse , 1er Avril 1998, Les Inrocks