Le magicien de la terre

 


AKOSH S. Elettér (Barclay/Polygram)

Avec Elettér, le saxophoniste hongrois Akosh S.invente une musique vibrante gonflée de toutes les rumeurs du monde.

 

Quand on évoque avec lui l’exil originel, le départ de Hongrie à l’âge de 20 ans, l’arrivée à Paris au milieu des années 80, des fantasmes de liberté hurlant à flots continus de son saxophone ténor, quand on suppose aussitôt la désillusion face à la réalité grise et la douleur lancinante de l’arrachement à son pays natal, Akosh Szelevenyi a cette jolie réponse pleine de sagesse et d’ironie : J’ai quitté ma terre mais je n'ai pas quitté la terre... – formule concise aux allures taoïstes qui s’avère peut-être la meilleure définition de sa musique nomade rêvant d’embrasser tous les lieux et toutes les cultures du monde en un geste qui serait totalisant sans être totalitaire. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : entre errance et enracinement, toute la musique d’Akosh est en quête de territoire – d’un espace à traverser, à habiter, à peupler... Et si l’exil est bien fondateur, c’est dans ce mouvement paradoxal qui exalte, dans la rupture, une appartenance à un terroir, et ouvre simultanément sur l’étendue. Cette tension est au cœur de la musique du saxophoniste, l’objet même de cette longue suite ambitieuse et passionnante, Elettér, « espace vital » en hongrois. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le baroquisme esthétique qui résulte de ce paradoxe et met en scène, dans le choc des cultures qui s’embrasent et se métamorphosent au contact les unes des autres, un véritable chaos-monde est à mille lieues du fantasme syncrétique de la world-music.

Si Akosh est en quête d’unité et d’authenticité, c’est en acceptant de s’ouvrir totalement à cette multiplicité, à ce foisonnement, à cette richesse du monde. Son propos est définitivement étranger au mirage occidental et technique d’une accessibilité directe à un monde virtuel réduit à ses icônes marchandes. La musique d’Akosh refuse de simplifier la vie des hommes en signes, de l’abstraire, de la numériser ; sa démarche est inverse : exprimer la présence du monde et ce qu’il en est alors de la présence au monde. D’où cette musique opaque, de matières brutes traversées de flux souterrains, sombre, tourmentée, mystérieuse, épaisse, compacte. D’où cette tension constante et irréductible entre des structures, des mélodies, des rythmes issus d’un terroir, d’une mémoire, d’une culture – Akosh est, à l’instar de ses compatriotes Kodaly et Bartók, tout entier concerné par l’art folklorique d’expression paysanne en ce qu’il offre un lien direct aux origines – et le jazz, cette musique impure et illégitime, fruit des copulations les plus insensées, qui n’appartient en propre à aucun lieu précis, qui est
l’espace même de la déterritorialisation, ancrée par nature dans l’exil – la voix des dépossédés. C’est cette complexité que la musique d’Akosh entend humblement, simplement, incarner.

Stéphane Ollivier 

Source : Les Inrockuptibles n° 186 du 17 au 23 février 1999