A suivre > Strasbourg, 1er Mai : 55 voix se font entendre pour dire l'imperatif democratique. Inventons comment prolonger ce vrai théâtre politique

 

In Extremis (1)

Par Rodolphe Burger, musiciens

 

Je voudrais tenter de relater ce qui se passa le 1er Mai a Strasbourg, entre 15 et 18 h, à la Laiterie-Artefac, sous le nom de "tribune publique".

Je parle ici dans l'urgence et sans mandat, poussé seulement par la certitude que cette tribune fut un évènement dont le sens portait au delà de la circonstance qui le provoquait, au delas aussi du lieu où il se produisait.

L'état d'urgence politique général, le résultat du 5 Mai est rassurant mais il n'y met pas fin, et il exige que chacun prenne aujourd'hui le risque de la parole personnelle.

J'étais en Corse le soir du 21 avril lorsqu'apparut sur l'écran le résultat que l'on sait, qui venait nous infliger la conclusion cauchemardesque de ce qui fut sans doute la pire campagne électorale de tous les temps. On nous passait la corde au cou, mais je me souviens néanmoins avoir très vite ressenti qu'il restait une chance et qu'elle tenait à un hasard du calendrier (Noël Mamère fut le premier, je crois, à pointer clairement la chose) : avant le 5, il y avait le 1er Mai. C'est ce 1er Mai qui nous a certainement sauvés du pire, c'est maintenant une évidence.

Je vis dans le Xe arrondissement de Paris, mais je savais que c'est à Strasbourg que je me rendrais le 1er Mai. J'y rejoindrais mes amis de Kat Onoma, et d'autres qui déjà appelaient au téléphone. L'Alsace s'était une nouvelle fois trsitement distinguée par ses records de vote FN. C'est là bas (à l'extreme Est) qu'il fallait se rendre. Mais la question, bien sûr, était : "Pour y faire quoi ?" Les appels qui me venaient de Strasbourg étaient teintés de panique. La situation générale nécessitait les modes d'actions rapides et efficaces ; les initiatives se multipliaient partout en France, mais en Alsace, la situation paraissait désespérée.

Le vote FN y atteignait des sommets sans provoquer aucune réaction d'envergure. C'était là le plus inquiétant : une région de France s'était habituée à un vote dont la presse locale mentionnait qu'il n'vait "pas évolué" depuis les élections précedentes. Le vote FN devenait une spécialité locale, avec les cigognes et le marché de Noël. On en voyait pas qu'en réalité ce vote, dans une région économiquement favorisée, dans des villages où le taux de l'immigration, du chômage et de l'insécurité frôlent le zéro, appelle une analyse politique globale, qui le rattache à un glissement manifeste dans tout l'Europe, à ce reve de fermeture des regions nanties qui s'observe de l'Autriche au Nord de l'Italie, des Pays Bas à la Rhénanie. On n'a pas vu non plus (de "France") à quel point les dernières municipales à Strasbourg étaient une préfiguration de ce à quoi nous avons assisté au niveau national. Dissensions à gauche, bien sûr, mais surtout campagne de la droite ultrasécuritaire, le tandem Keller-Grossman se contentant de poser face aux caméras devant des voitures en feu. Que faire donc, j'y reviens, dans cette situation où aucune paroles politique ne s'élevait à Strasbourg pour dénoncer ou analyser cette situation ?

 

"Que chacun prenne aujourd'hui le risque de la parole"

 

Ce fut un casse-tête pour les quelques uns qui se retrouvèrent à Strasbourg dans un café, le samedi soir qui précédait l'angoissante semaine d'avant deuxieme tour. Jouer, donner un concert, enregistrer un pamphlet, participer aux minuscules forums ?

Strasbourg avait été en 1997, la ville de l'énorme manifestation anti-FN. Nous y avions participé avec Kat Onoma en distribuant à 10 000 exemplaires le CD-tract "Egal Zero". Mais l'heure n'etait plus à ce type d'action : nous convenions tous que seule une prise de parole, au sens le plus fort de ce terme, s'imposait (ni débat ni spectacle ni surtout "forum de discussion"). Il était trop tard pour mobiliser fortement avant le 1er Mai. On décida donc de tenir une "tribune publique" à l'issue de la manifestation du 1er Mai. Le lieu choisi fut la Laiterie, soit la salle rock, où, pour une fois, on n'entendrait pas de guitares. L'appel fut des plus larges et des plus simples. Emanant d'un "collectif indépendant de tout orgnaisation", il proposait ceci : 55 vois d'hommes et de femmes allaient se faire entendre, deux minutes chacune, "pour dire l'impératif démocratique aujourd'hui en France et singulièrement en Alsace". Rien d'autre donc, formellement, que la transformation d'une scène de spectacle en "théâtre publique", au sens le plus noble de ce terme. l'absence de discussion, dans un contexte où tous ceux qui parlaient appelaient à la même chose (voter Chirac), produisit le contraire d'un consensus.

C'est la scène seule qui dessinait le cadre d"mocratique : tous les participants y étaient rassemblés, chaque intervenant était d'abord présenté avant que celui ci s'avance vers la tribune élcairée, où sa parole était sonorisée.

Ce qui fut appelé, qui vint ? L'impératif était de rompre avec l'entre soi et les exclusives. Figuration improvisée d'un peuple : des intellectuels et des artistes, mais aussi un lycéen, un chef d'entreprise, un bascketteur, deux psychanalystes, un ancien déporté, des représentants des communautés religieuses musulmane, juive, chrétienne, un maître zen, une secrétaire, une commerçante, un auteur italien, ceux de Paris qui envoyèrent des messages, etc... Il fut d'emblé décidé de convier les politiques, et cette chose inouïe à l'echalle de la vie politique locale se produisit : on vit Catherine Trautmann, Fabienne Keller et Robert Grossmann assis côte à côte sur la scène. ils parlèrent deux minutes chacun, ni plus ni moins que tous les autres.

L'extraordinaire tient à ceci : c'est la coexistance même des prises de paroles qui parla comme telle. Tout devint lisible et déchiffrable : telle intervention, mécaniqye ou "professionnelle", se disqualifie d'elle même lorsqu'elle succède à telle autre qui, même brève ou improvisée, s'adresse réellement c'est a dire parle en vérité. Ce fut, simplement mais rigoureusement l'esquisse d'une ouverture d'un véritable théâtre politique , et je peux témoigner de l'effet immédiat qu'il produisit sur le public. Il y eut bien sûr les indécis qui repartirent convaincus. mais il y eut surtout cette assemblée qui resta concentrée pendant trois heures sur de la parole pure et qui demanda pour finir que l'on publie tout ce qui aurait été dit. Une adresse sur le Net réunit les interventions et en accueille de nouvelles (tribunestrasbourg@hotmail.com).

Mais mon propos sera, la semaine prochaine, de tenter d'imaginer avec d'autres, comment, face à la tâche politique immense qui s'est rouverte dans notre pays, cette expérience peut se prolonger et surtout se relier à toutes celle qui, à l'évidence, s'imaginent ailleurs en ce moment même.

 

In Extremis (2)

Parler pour reconstituer

Je voudrais revenir sur l'événement qui eut lieu à Strasbourg le 1er mai sous le nom de " Tribune publique ".

J'en résume brièvement la teneur. Répondant à un appel lapidaire, " dire l'impératif démocratique aujourd'hui en France et singulièrement en Alsace ", plus de cinquante hommes et femmes vinrent prendre la parole successivement sur la grande scène de la Laiterie. Le protocole qui s'imposa à tous était des plus simples. Chacun parlerait sans mandat, pendant deux minutes au plus, en présence de tous les autres. Aucune discussion ne serait ouverte sur la scène, le débat étant renvoyé à la fin de la tribune, lorsque tous rejoindraient le public. C'est l'urgence de l'entre-deux tours qui dicta cet ajournement du débat, et non la recherche du consensus politique. Chacun ressentait l'exigence d'une prise de parole dans un moment où le pouvoir d'agir se réduisait à l'extrême. Il fallait, bien sur, appeler à voter Chirac, cela allait sans dire et demandait néanmoins à être affirmé fermement. Il y avait les récalcitrants à convaincre, mais pour y parvenir il fallait rompre avec un unanimisme de façade. Il fallait dire ce minimum que les circonstances nous imposaient de dire, mais il fallait pouvoir en dire plus, et chacun autrement. C'est en ce sens que la Tribune de Strasbourg symbolisait la réouverture d'un " théâtre politique ". La scène elle-même, cessant d'être un lieu de spectacle, devenait la règle commune sous laquelle chaque parole venait s'exposer dans sa différence. C'est pourquoi il apparut d'emblée à tous que ce qui se produisait là, qui était entièrement circonstanciel et daté, témoignait en même temps d'une exigence qui portait plus loin.

" Plus loin " : nous y sommes désormais en plein.

Rien, évidemment, n'a été réglé par le résultat rassurant du 5 mai. Personne ne peut être dupe du fait que l'état d'urgence politique demeure entièrement ouvert aujourd'hui, même si l'échéance des législatives semble sonner le retour à la politique comme si de rien n'était.

Jean-Luc Nancy, dans la conclusion qu'il improvisa en clôture de le Tribune, désigna clairement l'ampleur de la tâche : " Il faut que cette journée ouvre une longue durée de travail, de pensée et d'action. Car nous devons tout inventer à nouveau ".

Qui est-ce " nous " invoqué par Jean-Luc Nancy ? Il s'agit bien sur de nous tous et d'aucun nous particulier. Aucune organisation constituée n'appelait à la Tribune de Strasbourg, et les personnalités politiques qui s'exprimèrent (il y en eut de tout bord) le firent sans mandat. " La " tribune " est l'endroit où parlent ceux de la tribu, du groupe, de la population, du peuple enfin, cette notion dont il s'agit de revoir la teneur, de fond en comble, contre les populismes ".

Ce à quoi nous appelons, et il faut bien comprendre que ce " nous " dont je m'autorise maintenant n'a pas d'autre consistance que celle qui s'est découverte dans le moment, qui fut presque un instant, de la " production " de la tribune elle-même, ce à quoi " nous " appelons, c'est donc à la multiplication des initiatives visant à une reprise en main par les gens eux-mêmes de l'espace politique. Reprise publique de la parole politique, donc, à l'initiative de ceux qui n'en font pas profession, mais sans exclure, au contraire, ceux qui y sont engagés à travers les partis et les organisations. Affaire de cadrage, ou de montage, affaire de " production " au sens technique et artistique : il s'agit d'imaginer des lieux et des contextes nouveaux pour que puisse se réinventer une pratique de la politique que nous aurons tous contribué à laisser se déliter.

Il n'est pas indifférent que l'initiative de Strasbourg ait eu lieu dans une salle de rock. Les musiciens de rock se sont particulièrement mobilisés, et c'est dans un magazine qui s'appelle les " Inrockuptibles " que certaines initiatives ont trouvé leur relais. Le concert qui fut donné à l'Elysée-Montmartre au profit du Gisti et qui donna lieu à la production du CD " Liberté de circulation " fut incontestablement un exemple d'invention politique. Cette action rompait nettement avec les us et coutumes du caritatif d'une part et du militantisme d'autre part. La cause s'y prêtait : le Gisti n'est pas un parti, il n'est pas non plus une association " humanitaire ". C'est son engagement et sa compétence sur la question du droit des étrangers qui nous mobilisa, et qui rendit cette action collective " politique ", en un sens renouvelé de ce terme. Ce qui signalait le politique, ce fut la présence, au beau milieu des concerts, de la parole (d'habitude jugée contradictoire avec le divertissement) : la présidente du Gisti fit un discours sur scène, et pour un instant l'Elysée-Montmartre devint (déjà) une " tribune ". Le " plus loin " dans lequel nous sommes exige peut-être que nous (ici c'est au nous des musiciens que je m'adresse) nous mettions encore plus au service, très au-delà de ce que nous sommes habitués à faire (prendre la parole nous-mêmes à l'occasion). Rien ne manque autant aujourd'hui que des espaces de parole véritable. Ceux que les médias concèdent sont insuffisants : la parole y est " produite " sous des conditions qui échappent à celui qui parle. Les meetings et autres espaces traditionnels de la parole politique sont le lieu d'une confiscation dont nous payons tous aujourd'hui les conséquences. Tous les lieux sont bons, mais éminemment ceux qui nous sont familiers : salles de concert, festivals, etc. Ces lieux sont à ceux qui les fréquentent, qu'on appelle " les jeunes " : ceux-là même que l'on disait dépolitisés à fond, individualistes et consuméristes, ceux-là même qui ont découvert la politique en 24 heures, et qui sont aujourd'hui devant un chantier énorme, celui de leur propre avenir. On s'empresse aujourd'hui de vouloir à nouveau le déterminer sans eux, après les avoirs remerciés de leur petit coup de main démocratique. L'histoire dira si ce ne fut qu'un feu de paille, si l'incroyable mobilisation, dans la rue, desdits jeunes, retombera demain sous l'effet de la reprise en main de la vieille politique. Nous ne le savons pas et il n'y a pas à prophétiser. Il y a à tout faire pour favoriser cette nouvelle exigence qui s'est manifestée, et qui nous concerne tous, mais en priorité tous ceux qui l'ont clairement signifiée dans la rue dès le premier soir. Aucun état de service politique nous autorise à donner des leçons. Mais nous devons être avec. Là où nous sommes, favorisons la réouverture d'une scène véritablement politique, éminemment dans les lieux qui nous sont ouverts en tant qu'" artistes ". L'exemple de Strasbourg, avec son protocole très strict, n'est déjà plus transposable, et il ne s'agit pas de transposer des exemples — nous songeons déjà à donner une suite à la Tribune qui referait place à l'échange, à cette discussion qu'il fallait éliminer dans la circonstance du 1er mai, mais qui redevient nécessaire. Affaire à nouveau de production, ou de co-production : il ne s'agit surtout pas d'exclure les responsables politiques, les partis et les organisations qui sont à court terme incontournables, même si nous savons bien qu'au fond, ce dont il s'agira, " plus loin ", c'est d'inventer une politique qui renégocie sa relation avec les partis. Invitons au contraire la parole politique patentée à se " reprendre ", dans un contexte public qu'elle-même a depuis longtemps, c'est l'un de ses torts, cessé de reconnaître comme son seul lieu de validation possible. Il faudra bien que la gauche, dès maintenant et au-delà des législatives, fasse un travail de pensée auquel elle a cru pouvoir, ou pire, devoir, renoncer, au profit d'une conception de la politique comme " gestion " des problèmes. Les " problèmes " demeurent, ils redeviennent l'héritage de tous, qu'on ne puisse en déléguer la gestion ne fait que renforcer l'exigence de les repenser à nouveau. Nous sommes sans aucun doute dans un moment politique qu'il faut appeler " constituant ", et tel qu'il n'y en eut peut-être pas d'autre en France depuis mai 68 (un mai 68 que nous avons " laissé filer entre nos doigts " selon l'expression de Philippe Lacoue-Labarthe à la Tribune).

Bien des signes convergent (c'est le " scénario alternatif " que des cinéastes ont récemment évoqué dans un remarquable article du Monde : " Dans l'espace ouvert par le tremblement de terre politique du 21 avril, et avant que la poussière ne retombe, des voix s'élèvent de toutes parts pour appeler à transformer l'Assemblée nationale en une Assemblée constituante… "). Et même à ceux (nous tous à l'occasion) qui pensent que le pire est toujours sûr, il ne peut échapper que la seule issue politique à la crise que nous traversons, c'est-à-dire à la crise de la politique elle-même, suppose qu'on aille au bout de ce processus reconstituant.

Les Inrockuptibles - 22 et 28 Mai 2002