Les INROCKUPTIBLES (1996)
On a trop tendance à voir en Bertrand Cantat, la voix rayée de Noir Désir, un fort des halles abonné aux revendications et au porte voix. Une vision largement rabotée d'un chanteur aux complexités attachantes, nul en calcul mais passionné de lettres, amoureux de football comme de poésie. Alors que sort l'intransigeant 666.667 Club, la visite rare d'un intérieur en désordre permanent et l'historique d'un groupe sur la brèche.
Entretien JD Beauvallet
Photo Eric Mulet
BC : Mes problèmes de voix d'il y a deux ans je ne peux pas savoir ce qui est du domaine du physique et ce qui relève du psychologique. Un matin, à Paris, je suis descendu dans le métro et au moment de commander mon ticket, je ne pouvais plus parler. C'était un grognement sourd, douloureux. Pendant plusieurs mois, presque plus de cigarettes, plus une goutte d'alcool. Mais la voix, ce n'était qu'une sirène d'alarme, un premier signe : il fallait arrêter.
T'es-tu alors demandé si ça valait le coup d'avoir donné quinze ans de ta vie à un groupe de rock ?
Personne ne m'a forcé, ça me plaisait. Et je ne pouvais pas faire les choses à moitié, surtout au moment de me jeter dans la fosse. Je ne pouvais pas compter. Pourtant, régulièrement, je me trouve ridicule. C'est grotesque, un groupe de rock. A 15 ans, c'était fascinant mais à 16, je soupçonnais déjà le dérisoire du truc. A la faveur de certaines fatigues, c'est ce ridicule qui' l'emporte. " Je suis nul, qu'est-ce que je fais là ?". L'état de chanteur devient trop préhensible, ça bousille tout. D'ailleurs, au départ, on était comme des indiens, on avait la trouille de se voir : pas question de se filmer, de se voir jouer. Un groupe si collectif, ça bouffe forcément beaucoup d'énergie. Et le retour de bâton n'est pas prévisible. On ne peut pas faire Noir Désir par routine. Alors plutôt que de tout balancer - ce qui est tentant -, on arrête tout pour laisser les nerfs au repos.
Comment as-tu vécu les deux dernières années, les changement de personnel, le disque solo de Serge Teyssot-Gay, tes problèmes de voix ?
Des années très bizarres pour moi... Ca aurait pu être la fin de Noir Désir. Comme à chaque fois qu'il y a des troubles, je suis longuement parti en voyage. On ne s'était même pas demandé quand on se revoyait, si on se reverrait un jour. Ca s'est recollé au hasard, ma vie aurait pu basculer. J'ai passé beaucoup de temps au Mexique, puis à l'Est. J'en avais trop fait dans ce contexte, je ne m'y sentais plus libre. Je n'étais ni triste ni soulagé à l'idée que le groupe puisse s'arrêter. Je me contentais de laisser faire. J'étais désherbé, j'attendais de voir comment le gazon allait repousser. Le disque solo de ne m'a pas pris en traître, je connaissais les morceaux, je l'ai même poussé à les enregistrer - ils étaient trop personnels pour le groupe. Ca a été ça façon à lui de suivre une psychanalyse. Moi je n'ais pas été capable de me concentrer sur un projet aussi précis pendant ces deux années qui ont suivies la tournée. Pendant des mois, je suis resté enfermé à Paris. Je n'ai absolument rien à en dire, aucun souvenir. J'étais incapable d'écrire, je manquais de courage. Totalement brûlé. Si j'avais été moins lâche, je me serais jeté dans quelque chose. Mais je n'aspirais qu'au repos, je ne lisais que des bouquins qui ne touchaient pas aux trop grosses émotions, je n'en avais pas la force. Ma vie n'était rythmée que par mes rendez-vous médicaux, ma rééducation. Un aller-retour à l'hôpital, ça faisait une journée bien remplie. Sinon, je glandais, j'essayais de me restructure en griffonnant. Je n'avais aucune envie de sortir, de fréquenter les lieux de musique. A la maison, j'étais incapable d'écouter du rock - trop sonore -, alors je me mettais de temps en temps des disques de jazz, du folklore d'Europe centrale, du flamenco, de la salsa, des mariachis, du tango.
Est-ce que tu es parfois prisonnier de Noir Désir ?
Du nom, oui. Il vient de l'adolescence, c'est un peu lourd. Au moment de faire notre premier disque, on nous a conseillé d'en changer. Theo Hakola qui le produisait, détestait ce nom. C'est uniquement parce qu'on était déjà des frondeurs professionnels qu'on l'a gardé. Pourtant, on en avait déjà marre, on se sentait prisonnier de ces deux mots, de ce signifié.
Mais le nom a évolué avec nous, ce n'est plus un carcan. Le public - qui attend quelque chose de précis - de déjà fait avant -, c'est le piège.
Je voudrais parfois l'oublier, ne pas avoir de comptes à rendre. C'set pour ça qu'il y a de tels breacks entre les albums. Il faut reconstruire à partir de zéro, balayer les attentes, les pressions. Et pourtant, il y a beaucoup de choses qu'on a pas tentées, on s'est freinés de nous même.
Y a-t-il un code très strict régissant ce que doit être une chanson de Noir Désir ?
Nous fonctionnons avec des règles adolescentes - des non-règles. On peut passer une semaine à dire n'importe quoi sur n'importe quoi, mais ça fait partie du truc. Tout est discuté, sauf mes textes - parfois, j'aimerais pourtant bien savoir ce qu'ils en pensent, qu'ils me préviennent des problèmes que je vais rencontrer. Fatalement, le collectif rabote, délimite un périmètre. Il y a des compromis qui ne sont peut-être pas vécus comme tels ouvertement mais qui, de fait, existent. Par exemple, j'ai des chansons à la guitare sèche que je ne cherche pas à pousser plus loin, jusqu'à aujourd'hui, une aventure solo aurait été nocive pour Noir Désir.
Maintenant - et ce n'est pas une déclaration d'intention -, ce serait sans doute possible. Mais j'ai des dettes envers le groupe : il faut que je me consacre uniquement à lui. J'étais obligé d'avoir le sens du collectif
On t'imagine mal en élément pondérateur.
Il y a des fluctuations dans un groupe en tournée. Chacun se paume, essaie de sauver ses meubles. Les tournées, ça commence bien et ça finit mal, les excès tombent dans les godasses... Et quand on est en pleine descente, le groupe se désunit très violemment. On sombre dans une profonde incompréhension, où plus personne n'essaie de régler les conflits. Il faut des mois pour nous rejoindre les uns les autres, recoller les morceaux. On se demande régulièrement si ça vaut vraiment le coup de rester ensemble, si on s'aime encore. Avant même de faire même de faire des disques, on se posait déjà ces questions.
Je me suis souvent retrouvé au centre, à tenir les choses. Ça ne m'empêche pas de rêver à des choses complètement différentes. Je ne suis aucunement attaché à une imagerie ou à un son précis. Le groupe de rock n'est pas une fin en soi. Le rock n'est pas une fin en soi. Les chansons de Noir Désir, pour l'écriture, c'est un carcan.
Quand tu entends des gens comme Miossec, n'es-tu pas jaloux de leur liberté ?
Miossec, c'est un truc qui commence à 30 ans. Je sais ce que ça apporte, je sais ce que ça enlève. Pourtant, je suis conscient de ce que ça permet de ne pas raboter. Il est difficile de faire son chemin entre le rock français et la chanson française. Ces fractures-là se sont radicalisées dans les dernières années. Nous venons du truc le plus basique, le plus roots : un groupe adolescent qui répète dans sa cave. Mais il y a plusieurs actes dans notre histoire : on vient de là mais on n'y est pas restés.
Tes voisins savent-ils que tu es chanteur dans un groupe de rock ?
Je n'en ai pas honte, mais je n'ai pas envie qu'on en rajoute. Bien sûr, il m'arrive de penser que je fais un truc inutile - le complexe de l'artisan.
Mais je me dis que c'est aussi une matière que je travaille, que je cisèle à ma façon. L'histoire de la cassure des 30 ans - à laquelle je ne voulais pas croire -, je n'y ai pas échappé. Et dans un monde étiqueté adolescent comme le rock, ça soulève des questions. J'avais déjà des doutes, des complexes, mais à 30 ans c'est devenu grave. On ne peut pas avoir envie des mêmes choses toute sa vie. Que la prime jeunesse et cette incroyable énergie - en grande partie de l'inconscience - ne soienr plus là de la même façon, tant pis et tant mieux. On n'a peut-être plus envie de tout bloquer sur la pure énergie, tant pis pour cette partie du public qui demande une performance. Je suis peiné pour lggy Pop, qui doit faire son cirque tous les soirs alors qu'il affirme envier ses copains qui écrivent des symphonies. Mais lui n'ose pas, il est prisonnier, il fait son lggy- malgré tout mon respect.
Comment envisageais-tu l'avenir quand, à 16 ans, vous répétiez dans votre cave ?
L'avenir, c'était franchement épais. Alors on donnait tout, immédiatement, sans réfléchir - tout en sachant que c'était essentiel. Je savais que je pouvais donner quelque chose qui valait le coup. C'était un besoin pour moi, ça poussait tout seul. Pour que ce soit ça ou rien, nous ne sous sommes aménagé aucune porte de secours. Pas loin de nous, on voyait des groupes qui travaillaient pour réussir, cherchant à faire des tubes : ils étaient la risée totale. Le fond n'avait aucune importance pour eux. Alors que chez nous, il y avait de vraies raisons personnelles.
Un problème d'ego, dans ton cas ?
Sans doute. J'ai toujours aimé chanter et écrire. A partir de 12 ans, j'ai vécu de grandes sensations grâce à la musique - avec certains disques que je n'assumerais plus aujourd'hui. Je n'étais pas dans un milieu où il y avait quelqu'un pour me conseiller, je prenais ce qui passait avant que ça ne se précise. En même temps, il y a des lectures qui marquent , des poèmes... J'ai fait mon propre mixage des deux, de façon naturelle.
Il y avait un besoin viscéral de m'exprimer. Et l'incroyable prétention de penser qu'on petit apporter quelque chose, avec sa propre langue, faire quelque chose qui n'a jamais existé. On a mis un tel niveau de foi dans notre musique qu'on ne supportait pas les piques, les mises en doute.
Pendant des années, il n'y avait aucune distance. J'ai passé plein de trucs dans Noir Désir. Sans le groupe. je serais devenu taré. Et je suis finalement devenu taré grâce au groupe (rires)... C'était une période trouble : la fin de l'adolescence, le moment où on se détermine, où on choisit sa direction. J''étais en conflit partout, à la maison, à l'école. Mais pas de façon classique : je savais reconnaître ce que l'école m'apportait et je bossais beaucoup en français ou en philo, Par contre, la discipline...
Un petit con. j'étais en porte-à-faux avec toutes ces conneries de milieu social. Comme j'étais étudiant, le rock était considéré comme un truc ridicule, idiot. Et quand je retrouvais les membres du groupe, ils dégommaient les étudiants. En plus de ça, il y avait le monde du travail, où l'on gagnait de quoi financer le reste. Trois univers totalement distincts, se méprisant les uns les autres. J'avais le cul entre trois choses, c'est symbolique de la suite des événements : d'où mon besoin de tendre des ponts, de chercher des solutions par soi même.
Qu'écrivais-tu à 12 ans ?
Je racontais mes vacances (rires). . . Au départ on est sur un mythe par rapport à l'écriture et à la musique. ()n se rend vite compte qu'on ne peut pas écrire normalement sur de la musique, surtout sur du rock, surtout dans notre langue. Mais j'ai vite eu l'impression d'aimer les mots, de pouvoir créer un truc - aussi basique, ampoulé et boutonneux soit-il.
J'ai rapidement senti que ça avait sa vérité. Pourtant, à la maison, ce n'était nullement encouragé ou considéré. Mon père travaillait alors dans l'alimentation en gros, il était dans le civil depuis peu de temps, après une carrière dans l'armée. Ma mère était institutrice mais n'a pas enseigné très longtemps. On déménageait tout le temps, mais toujours en France- c'est ainsi que je suis né à Pau. Dans ma vie, il y avait toujours des petites ruptures mais en même temps j'en connais les qualités : je suis toujours effrayé par les sédentaires, par leur manque d'ouverture d'esprit, par le fait qu'ils refusent de voir que leur monde n'est pas le monde, je devais sans arrêt être le nouveau, redécouvrir les gens... L'avantage, c'est que je pouvais dire n'importe quoi, m'inventer des personnalités, des histoires.
Ça se passait comment avec les filles ?
Ça a toujours été un peu particulier, je n'ai jamais eu une activité débordante de séducteur. Pas très doué, trop timide. Les soirées se terminaient dans l'alcool. Parfois dans la fiesta, parfois dans la déprime.
Mes nerfs finissaient par en prendre un coup. Je n'en étais quand même pas à boire seul, mais souvent je ne buvais pas pour m'amuser. Comme avec la dope, j'ai eu la chance de toujours me rendre compte quand ça virait dans le pas intéressant. Là, je prends du repos, je m'éloigne. Je refusais de choisir mon camp entre les gens qui fustigent les drogues et ceux qui pensent que la vie passe forcément par ça. Les deux attitudes sont ridicules.
Y avait-iI un romantisme pour les personnages autodestructeurs ?
Adolescent, j'étais fasciné par l'extraordinaire cadeau que ça représenta le don de soi. Je suis allé assez loin pour me faire peur... Mais ça a arrêté d'être romantique quand je me suis senti le dindon de la farce, certain me faire avoir par cette mythologie. Ça devient trop gros, on finit forcément par se dire que des trucs méritent d'être vécus à long terme. Heureusement il y a des hasards, des rencontres, qui te font donner un coup de reins..
Ça tient à pas grand-chose. Et puis je n'ai jamais été junkie - les dépendances étaient moins tyranniques. Je marchais plus à l'épuisement total qu'à l'héroïne, je devenais totalement branque, je ne me ménageais plus du tout... A force de pousser la machine, les nerfs lâchaient. C'est alors facile de ce laisser entraîner. Mais maintenant, il n'est plus question de glorifier ça. C'est fascinant parce que c'est définitif, parce qu'il n'y a pas la moindre déchéance physique, mais mourir jeune n'est plus une priorité. La queue de comète peut être jolie à voir aussi.
Comment vivais-tu le fait que ton père soit militaire ?
C'était son histoire à lui, il n'est plus l'heure de le juger. Mais à l'époque ça créait une ambiance particulière car je n'avais aucun respect pour l'armée. J'ai quitté la maison à 18 ans, j'étais en rupture depuis trop longtemps.
On ne se comprenait pas du tout. C'est sans doute pour ça qu'après je me suis recréé une famille, solidaire. Les copains, le groupe, c'était une entité, un clan. Parce qu'à ce moment-là ma famille n'existait plus du tout. J'étais parti dans mon truc alors qu'eux n'écoutaient pas du tout de musique - très rarement Brassens, Brel ou du classique. Je me suis fait ma vie de mon côté, à l'écart, souvent en compagnie de mon frère. Mai quand on a finalement débarqué à Bordeaux, en provenance du Havre, lui a quitté la maison pour faire sport études, en escrime. Et là, je me suis retrouvé vraiment seul. Dans un belle ville, mais une ville de cons (rires)
Ça a été mon adaptation la plus difficile. A l'entrée de la ville, il y avait un panneau "Etranger, défais tes illusions si tu viens ici". Personne ne s'intéressait à moi. J'étais effroyablement timide et quand je me lâchais, je devenais une grande gueule. surtout que j'avais déjà des idées très fermes. Je me suis retrouvé dans une école catholique, saint-Genès - saint-Lucien-Genès - où je croisais des jeunesses fascisantes, genre Action française et Parti des forces nouvelles. Beaucoup de gosses venaient de familles où leur avenir était déjà tracé. On n'avait pas, fatalement, les mêmes préoccupations.
Tout ça se goupillait finalement pas mal pour créer une réaction de plus en plus évidente. J'ai vite appris que je ne pourrais compter que sur moi. Mes seuls copains étaient les hommes de la marge, les spéciaux... On se reconnaissait entre nous, tout de suite. Et puis on avait été les seuls à ne pas faire la gueule à la récréation le lendemain de la victoire de Mitterrand Ça formait une confrérie, dont le lien était souvent la musique. On étai] en plein punk, postpunk : Clash, Pistols, Buzzcocks, Cure, Joy Division
A l'époque, les radios indépendantes ont joué un grand rôle : comme je n'avais pas de chaîne, je m'enregistrais des compilations, sans même savoir qui chantait quoi. Certaines chansons m'ont marqué alors que je n'en connais ni le titre ni les auteurs. Il y avait des trucs que je gardais pour moi - comme le blues, qui m'a bouleversé très jeune - et d'autres musiques qui jouaient un rôle plus social. On était snobs par rapport au mainstream, à ces autres écoliers qui n'avaient rien dans le ventre. Moi, je ne tenais que par le fond, la certitude d'être juste. Ça ne me plaisait d'être le paria. Même parmi les parias, d'ailleurs, j'étais le seul à me passionner aussi bien pour le foot que pour la poésie - deux choses très proches pour moi. On a fait tout Saint-Etienne à la télé, avec mon père et mon frère. C'est une fraternité qu'on ne trouve que là : on met deux tas de vêtements et ça fait un but. Un jour, au Mexique, je me suis retrouvé gardien de but. Les montants, c'était l'entrée d'une église. Tu m'imagine, gardant les portes d'une église ? (rires)... Même si rien n'est défendable dans les structures, je continue à marcher, viscéralement. C'est une contradiction dont je ne suis pas fier. Je me suis fait avoir par les JO, par l'Euro... Je me dégoûte parfois de cautionner ça. Le plus triste, c'est que les gens doivent choisir : il faut prendre le football en bloc ou le rejeter, au nom de vieilles idées gauchisantes : "Quoi, vous regardez encore ces cons courir derrière un ballon ?" Mais quand un arrêt ou un but est réussi, je n'ai plus aucun complexe, je le vis à fond. Ce qui est nul, au foot, c'est les vestiaires.
Tu parles beaucoup de tes réactions épidermiques, de tes dégoûts violents, de tes engagements. Es-tu capable d'égoïsme ?
Seuls les gens qui vivent avec moi savent que je suis au fond malheureusement égoïste. C'est un côté dégueulasse... Même les autres membres de Noir Désir ignorent cette facette. Je me bats contre ce trait de caractère... Dieu sait si ma vie serait plus simple si je laissais couler... J'arrive pourtant à prendre des vacances, à être paresseux mais, même là, ça continue de bouillonner. Je n'arrive pas à baisser ma garde dans ma façon de penser, d'emmerder ma copine : " Oui Bertrand, c'est pas juste " (ton las)... Ça m'exaspère Ca m'exaspère moi-même d'être incapable de décrocher.
je reste en lutte contre tout, y compris moi-même. Et en même temps, je ne crois pas au militantisme, je reste dans mon no-man's land. Même si, à mon âge, je commence à trouver ça plus fatigant de sortir de mes gonds, je ne supporte pas cette idée actuelle qui veut faire croire que la société est établie au niveau mondial, de façon immuable, qu'il n'y a plus de place pour la critique. Ça me rend féroce. Comme si les erreurs du siècle obligeaient un arrêt immédiat de la réflexion : il faut arrêter de penser que le monde peut s'améliorer. je dis ça et, en même temps, je n'amène rien, j'enfonce des portes ouvertes. Je ne suis que tâtonnements. Mais au moins, je tâtonne. Le risque, c'est que ça bouffe la musique, que ça interdise des choses plus intimes. Il faut garder le macroscopique et le microscopique. Aujourd'hui, je suis capable de me balader dans la campagne, je me rends compte que des choses comme les arbres prennent de l'importance. Pourtant, pendant des années, je n'ai été urbain que par fantasme : en Normandie, je vivais à la campagne, mais j'étais fasciné par Le Havre, que je trouvais magnifique. Cela dit, je ne suis pas encore prêt pour aller à la pèche ou aux champignons. J'ai encore du mal à laisser retomber la pression.
Dans les bois, il faut que je fasse quelque chose : courir comme un dératé, par exemple. Par contre, impossible d'écrire tout ça. Les gens diraient "Il nous fait chier, avec ses biches dans la forêt " (rires)...
Moi, je n'ai jamais rien écrit d'autre que des chansons. Je ne sais pas si j'ai le talent ou la volonté d'écrire autre chose.
Regrettes-tu des sacrifices - de santé, de vie privée - rendus obligatoires par Noir Désir ?
Au début, il fallait faire des choix, focaliser les énergies. Je regrette ces choix quand je déprime. Surtout que nous avons vraiment tout donné. J'ai des regrets et des hontes par rapport à la vie amoureuse. A ces moments-là, on n'est pas des gens très attentionnés. On a été des féroces, mangés de l'intérieur par notre truc et pour le reste, on a fait ce qu'on pouvait. Je suis terriblement exigeant, pas facile à vivre, je réclame beaucoup d'attention. Il y a forcément des contrastes entre ce que je reçois du public - malgré toute la distance que j'y mets - et ce que je peux attendre à la maison. Le public sculpte forcément mes nerfs et si après il n'y a pas la même réponse, je fais morfler tout mon petit monde.
T'imagines-tu père ?
Ça me fout la trouille - un bon signal d'alarme pour me rendre compte que ce n'est pas rien. Il va bien falloir m'y habituer. Des gens ont peur pour leur liberté de pensée, d'autres pour leur carrière, d'autres pour leur créativité, d'autres pour leur identité... Moi, j'ai peur de tout ça, surtout que ça me bouffe de l'identité. Il faut pouvoir rester égoïste. J'ai beaucoup de soupçons vis-à-vis des gens qui changent soudainement de vie, qui s'effacent totalement derrière leurs gosses. Et pourtant, j'en ai très envie, ça doit être fantastique.
Avant ça, as-tu des choses à régler avec ta propre enfance ?
Je n'aurai jamais fini de régler ça. Pourtant, je cherche à assumer, à comprendre... Mais il n'y a pas que l'enfance : les abcès, je les collectionne, je n'aurai pas assez d'une vie pour tous les crever. Ca ne va jamais : je me sens trop dur, je me sens trop mou, je pAsse ma vie à me réajuster. Je ne voudrais surtout pas utiliser un enfant pour régler ça. Mais de fait, un enfant c'est un miroir, on refait du chemin dans sa propre enfance avec lui. On se retrouve à ressembler à sa mère, à son père. Je sens qu'il va falloir éliminer les aspects que je ne veux pas garder.
Es-tu nostalgique de l'enfance ?
Ça ne risque pas. Mais bon, j'avais - comme tous les gamins - cette faculté extraordinaire pour m'échapper. Je ne retiens que ça : mi enfant rêveur, qui s'évadait en jouant. Mes parents lisaient beaucoup et ils m'ont donné - je ne parle pas de style - un amour physique des bouquins. Je ne supporte pas cette démago qui pousse les gens à fustiger l'école : c'est quand même pas rien de pouvoir apprendre quelque chose à autrui. Mon frère a bossé dans un lycée autogéré, où ils partageaient même le ménage.
Mais moi, je suis nullissime, ni pédagogue ni patient. Un enseignant devrait être vénéré, je suis assez vieillot là-dessus. A l'école, je ne cherchais qu'à faire vaciller l'autorité. Sauf avec certains profs passionnants - dont un d'histoire, qui se mettait lui-même en spectacle. C'est une sensation que je garderai jusqu'à la fin de ma vie, ça a bousculé des certitudes.
Es-tu aujourd'hui plus conscient de ta santé ?
J'ai été obligé. J'avais jusqu'alors une énergie débridée qui me permettait de me faire très mal - à la gorge, au corps - tout en pouvant récupérer très vite. Pour moi, ça n'altérait pas les choses mais ça leur donnait de la valeur. Et puis il y a un jour où un déclic se produit, où ça commence à te bousiller. A une époque, je recherchais la syncope sur scène, je me poussais à des excès, sans calculer les conséquences.
Je les ai prises dans la gueule plus tard.
Au quotidien, tu as toujours été aussi mélancolique ?
Je ne suis pas le joyeux des joyeux. J'apprécie pourtant l'humour, même la franche rigolade. Mais je garde mon fond de mélancolie. J'admire les gens qui arrivent à tout tourner en dérision. L'année dernière, je n'arrivais plus à décoller de la poisse des choses. Je manquais de distance et donc d'humour. Dans ce moment où je me suis replié sur moi-même, ça m'aurait pourtant fait du bien. Je haïssais mon autocomplaisance mais, en même temps, je n'avais pas la possibilité de faire autrement. Si seulement j'avais pu prendre de la distance, être drôle...
Tu parlais de votre volonté, dès le départ, de laisser une trace dans le rock français. Quelle est-elle ?
Il y aurait hypocrisie à affirmer qu'on s'en fiche. A une échelle profondément ridicule, dans l'espace dérisoire de la musique française, on a réussi notre coup. L'important, c'est d'avoir réussi à nos propres conditions, de façon intransigeante - même si, parfois, ce côté gang est allé jusqu'à la parano totale. Quand on a signé notre contrat avec Barclay et qu'on est rentrés à Bordeaux, on s'est fait humilier par tout le monde. Les rockers nous voyaient boire des cocktails sur le bord de la piscine, avec Eddy Barclay (rires)... On ne pouvait plus faire un pas dans un bar. Les gens nous minaient : " vous planez complètement, ils ne vont garder que le chanteur, virer le groupe, imposer un producteur ". Ce qui nous a sauvés, c'est qu'on ne rêvait pas d'entrer dans le showbiz.
On se disait que si ça ne marchait pas comme on l'entendait, on arrêterait immédiatement. Ce sont les artistes eux-mêmes, par leur complaisance, qui avaient pourri la situation. Une dizaine de types qui acceptent tout fait que personne ne remet en cause les règles du jeu.
Alors quand on débarque et qu'on refuse de jouer aux émissions de 20 h 30, on passe pour des emmerdeurs. On était prêts à aller jusqu'à la rupture de contrat.
Te reconnais-tu dans cette scène fusion française qui revendique votre influence ?
Il y a malentendu. Ils ne nous apprécient pas pour la musique ou le contenu, mais uniquement pour la démarche, pour l'intransigeance...
J'aurais préféré que les portes qu'on a ouvertes ne bénéficient pas seulement à ceux qui n'ont gardé de Noir Désir que le côté scénique, le côté performance physique.
Rage Against The Machine, ce n'est qu'une toute petite parcelle de terrain dans notre géographie musicale. Cela dit, on a beau avoir atteint une sorte de sérénité, je sens qu'au fond rien n'a vraiment changé en moi : je garde la même flamme, la colère est intacte. Si être adulte c'est arrêter de se révolter, d'avoir des pulsions, alors je n'ai pas l'impression d'être très adulte. Mais si c'est avoir des fondations un peu plus solides pour ne pas être emporté comme un fétu de paille, alors ça ne me dérange pas d'être adulte. Je n'ai plus les mêmes illusions, mais ça serait pas mal de trouver un peu plus de justice, de justesse.