Le
refus des frontières
Sortie de Lenne
par le saxophoniste hongrois Akosh, un melting-pot harmonique
qui dépasse les bornes musicales. Une légende amusante : en
observant le vol des mouches sur le plafond de sa chambre, le
philosophe René Descartes, musicien à ses heures, aurait eu
l'idée de décrire leur mouvement par un repère quadrillé. Gageons
qu'Akosh, dans une même situation, songerait d'abord à les rejoindre
en vol !
Lenne, son dernier
disque, est ainsi tricoté de loopings, de chassés-croisés, de
vrombissements, de changements de rythmes impromptus, comme
les mille et une variations d'un vol collectif de coléoptères.
Patchwork d'enregistrements live et de chutes de studio opérés
au sein de sa formation Unit, cet album est le deuxième volet
d'un cycle entamé en 2001 avec Kebelen, son précédent.
Akosh y scelle, dans
un creuset qui n'appartient qu'à lui, une alliance hybride entre
le free jazz de New York, la musique traditionnelle hongroise,
parsemée de bribes de sa myriade d'expériences musicales, allant
de la musique expérimentale française au gnawa marocain. Cet
espace, qu'il tient à laisser ouvert aux quatre vents, Akosh
le défend de toutes ses forces, au mépris des classifications
raisonneuses. Les membres de son groupe, Unit, s'y croisent
sans se chasser, modifiant au coup par coup leur direction,
sans que ne se délite le clair mouvement de l'ensemble. Ici,
les comparses égrènent une note unique en longues respirations,
tandis que leur mentor y enroule des sarabandes de saxophones.
Plus loin, un court silence est rompu par des coups de tambour
cardiaque, une flûte orientale leur emboîte le pas en mélopée,
peu à peu rejointe par le chour des instruments. Partout, Akosh
s'appuie sur la pulsation de ses complices : la mélodie se fait
répétitive, hypnotique, lui s'époumone en plein délire. On pourrait
craindre une cacophonie, et c'est le contraire qui se produit,
le temps se contracte à son écoute sous l'effet d'une harmonie
discrète, l'esprit se laisse aller à oublier la pendule pour
mieux suivre cette anarchie curieuse.
A l'écoute de ce
phénomène d'album, on comprend mieux la force de conviction
de ce musicien hongrois, transfuge d'au-delà du rideau de fer
en 1986, se fiant à sa musique, à ses rencontres, pour se constituer
un réseau d'amitiés lui permettant d'exercer son art en liberté.
Akosh vit en France, joue en France, et n'a jamais songé à se
faire naturaliser français. " Il y en a marre des papiers ",
confiait-il en 1999. Il venait de participer à un concert de
soutien au GISTI, le Groupe d'information pour les travailleurs
immigrés. Akosh saute par-dessus le rideau de fer, Akosh méprise
le rideau invisible qui sépare, dans les rues des capitales
occidentales, les hommes à papiers de ceux qui n'en ont pas.
Akosh se moque des bornes qui séparent les plages musicales
de son dernier CD, et décide de donner le même nom (Nélkül)
à trois morceaux différents. Akosh
n'aime pas les rayons qui séparent les linéaires des bacs de
disques, et accueille d'un gros rire, ou d'un froncement de
sourcils, selon l'humeur, ceux qui lui disent qu'il fait du
" jazz ".
Akosh n'est pas un
grand ami des frontières, Unit, son OVNI musical, joue en première
partie du groupe de rock Noir Désir de son ami et chanteur Bertrand
Cantat. Comme Cantat, Akosh est un artiste Vivendi Universal.
Comme lui, il multiplie les pieds de nez à sa maison de disques.
Le dernier en date ? Depuis quelques mois, cet immense garnement
vend sous le manteau, sur un stand fiché à ses concerts, le
disque autoproduit Kaloz I (" pirate ", en hongrois), qui fait,
à sa manière, une concurrence à ceux de Jean-Marie Messier.
Son dernier disque, Lenne, sur la pochette duquel le cri d'un
homme rompt la bulle qui l'entoure, prolonge ce refus des carcans
musicaux. Akosh rejoint le rythme des morceaux en cours, les
syncope, les détraque, pour prolonger l'effet de découverte,
pour ne jamais se laisser aller à la routine. Parfois, un de
ses acolytes, sorti du rang, caracole un peu à ses côtés, avant
de rejoindre docilement l'attelage rythmique. Parfois non. Inutile
d'y rechercher un code, Akosh l'a décrété : c'est peine perdue
que de vouloir quadriller le vol d'une mouche.
Gaël
Villeneuve - 01 Juin 2002 -
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