PEU DE
TEMPS AVANT LA SORTIE DE TOSTAKY, DANIEL STÉVENIERS RENCONTRAIT
LES QUATRE MEMBRE DU GROUPE, LORS DU PREMIER CONCERT D'UNE TOURNÉE
DES PETITS CLUBS, QU'ILS EFFECTUAIENT ALORS POUR SE CHAUFFER
Un parfum
de flamme en noir pour susciter juste ce qu'il faut le désir
d'en savoir plus sur ce rock français qui, parfois, prend des
allures de vilaines énigmes avec verrou fermé de l'intérieur,
casse-tête obligé sinon favori des petits chinois de la
critique rock. Pourquoi ce disque ne marche pas ? Pourquoi, après
un brillant décollage, tel groupe se vautre ? Qui a tué
Harry ? Qui a fait sauter le pont ? Tous les mystères de la chambre
jeune résolus à coups de crampons dans le presse-purée.
Les affaires classées à la rubrique faits d'hier et, tout
à coup, ce gros dossier qui tombe avec des épaisseurs
de roman-fleuve et feuilleton populaire : "Les Misères de
Paris" réactualisé par les correcteurs de Bordeaux
qui encadrent de traits rageurs quelques personnages secondaires et
remettent de l'ordre dans les chapitres précédents. L'histoire
du rock hexagonal comporte trop de ratures dans la marge. Il est temps
de "frapper" le manuscrit correctement. Noir Désir,
avec son dernier album, Tostaky, remet tout ça au propre.
Ceux-là savent écrire et se décrire. L'interview
qui suit devrait "apostropher" le lecteur et futur auditeur
des quatre jeunes gens à qui l'on attribuera en vrac des vertus
que l'on citera volontiers, tellement il est bon, parfois, de se laisser
aller à ce genre de vocabulaire : sincérité, honnêteté,
passion, pudeur et autres qualités primaires qui nuancent de
si plaisante façon les couleurs du talent.
Que
fait présentement et qu'a fait tout récemment Noir Desir
?
Bertrand : Et bien aujourd'hui, nous sommes tous là pour
donner une interview (rires)
C'est
un travail ?
Bertrand : Non, pour l'instant concernant Tostaky, c'est
encore un plaisir. Pour le reste, nous avons fait quelques dates en
France : Saint Etienne, Avignon, Poitiers, Tours, Morlaix chez nos potes
et en Suisse. Dans l'ensemble, le public a bien réagi au nouvel
album, lequel n'était pas encore sorti quand cette mini-tournée
a débuté. Pour les premières dates, les gens ne
connaissaient pas l'album et quand on est revenu en Suisse, Tostaky
était dans les bacs et le public avait déjà au
moins entendu le morceau du même nom. Dans les deux cas, l'accueil
a été génial.
Avant
d'en venir à Tostaky, j'aimerais que l'on se repenche
un peu sur le précédent, Du Ciment Sous Les Plaines,
au sujet duquel on peut se demander encore aujourd'hui pourquoi il n'a
pas fonctionné comme il aurait dû. Entre autres causes,
on a incriminé les médias et la presse en particulier.
Etes-vous d'accord avec cette analyse ?
Serge : En fait, nous ne voyons pas tout à fait les choses
comme cela. Pour preuve, sur les tournées, il y a eu plus de
monde que sur celles qui avaient suivi la sortie de Veuillez Rendre
L'Ame. C'est quelque chose d'évolutif. Par contre, c'est
vrai que Du Ciment Sous Les Plaines s'est un peu moins vendu,
mais il faut savoir qu'il y a eu très peu de promo dessus. Cet
album, on l'a surtout défendu au travers d'une très longue
tournée.
On peut
donc effectivement parler de relais médiatique insuffisant, voire
de mauvais relais médiatique
Bertrand : On peut dire qu'il y a eu combinaison de plusieurs éléments.
En ce qui concerne les médias, nous connaissons leurs réflexes.
Parfois ils tombent en extase sur un artiste ou un groupe, cela dure
ce que cela dure 3 mois, 6 mois, 1 an et ensuite, par usure,
lassitude, je ne sais quoi ou simplement parce qu'ils se disent "Tiens,
ceux-là, on commence à parler un peu trop d'eux",
ils se désintéressent ou cassent systématiquement.
Nous avons affaire à une sorte de flux et reflux critique, comme
s'il s'agissait de contrebalancer les effets d'un excès d'enthousiasme,
une espèce de honte à s'être laisser aller aux louanges.
Enfin ça, c'est une explication. Maintenant, il est également
possible que nous ayons déçu des gens ou que ces gens
n'aient pas compris où nous voulions aller ou ne nous aient pas
compris tout court. C'est vrai que nous n'avons pas fait grand chose
pour cet album sinon tourner à fond, appuyés par un public
hyper favorable, dont le nombre et les réactions nous ont peut-être
coupé des réalités promotionnelles. D'ailleurs,
cette tournée, nous l'avons arrêtée avant l'été
et probablement était-ce prématuré, de même
que le break total qui a suivi a sûrement été néfaste
à la carrière de l'album qui a sensiblement chuté
au niveau de la diffusion et de l'impact, en dépit de la mise
en orbite du morceau "En Route Pour La Joie", qui était
sorti avec une vidéo de scène très carton, ce qui
nous paraissait susceptible de maintenir l'intérêt du public.
Le contexte
politique de l'époque a-t-il joué, on était en
pleine guerre du Golfe
Bertrand : Je ne suis pas du tout certain que cela ait eu une incidence
directe sur l'impact de cet album, même si nous avions un discours
dessus.
Denis : C'est à voir pour les radios. Je me souviens avoir eu
des plans de responsables qui ne voulaient pas programmer certains de
nos titres.
Il y
avait ce titre, "Holy Economic War".
Bertrand : Oui, mais cette guerre économique avait commencé
bien avant le conflit irakien et force est de constater qu'elle continue
encore. Ce n'était pas une révélation. D'ailleurs,
elle augmente toujours. On peut même dire qu'elle prend des proportions
que nous n'imaginions pas à l'époque.
Toujours
au sujet de Du Ciment Sous Les Plaines, certains ont critiqué
les textes, alors que pour Veuillez Rendre L'Ame, les mêmes
en avaient souligné la valeur. Est-ce difficile d'assumer une
caution littéraire ?
Bertrand : C'est vrai qu'on nous a attaqué là-dessus
et là, encore une fois, on retrouve ces réflexes de presse
qui ont fait que, du coup, comme ils s'étaient focalisés
sur cet élément d'ailleurs, on ne leur en demandait
pas tant pour le second album, ils ont isolé l'aspect textes,
ce côté littéraire qui, de ce fait, a pris un poids
énorme genre "vacherin", tu vois (rires) et cet élément
étant isolé, il a été complètement
fragilisé. Ils ont continué à mettre l'accent sur
la couleur littéraire de Noir Desir, donc, mais cette fois-ci
en négatif, en évitant bien sûr d'avoir le moindre
discernement dans le domaine, ne voulant ou ne sachant pas voir que
des choses avaient changé, allant dans le sens de l'épuration
parce que, personnellement, je tente d'aboutir à ça dans
ma façon d'écrire. J'essaie d'être moins emphatique,
l'emphase étant la seule critique que je trouve réellement
pertinente par rapport à mon style ou mon inspiration. Dans l'ensemble,
nous avons trouvé cette attitude injuste. Nous avions cette impression
très forte qu'ils n'avaient pas écouté l'album.
C'est un peu comme quelqu'un qui est noté par un prof n'ayant
manifestement pas lu sa copie.
Une
sorte de lecture en diagonale de l'album ?
Serge : Exactement. Moi, j'adore ce que fait Bertrand, en toute
objectivité ; et je pense que s'il faut attaquer les textes dans
le rock français, il y a pas mal de gens à remettre en
cause avant nous. Beaucoup sortent des compos avec des textes débiles
ne voulant rien dire, qui se gardent bien de toute signification ou
implication. Et tout le monde s'en fout ! Par contre, dès que
quelqu'un injecte un peu de passion dans ses textes ou prend un tant
soit peu de risques littéraires, on le descend. C'est hyper facile.
Bertrand : Pour Tostaky, il semblerait, du coup, que là
on n'en parle pas. Black out total sur les textes alors que je n'ai
jamais autant bossé dessus.
Frédéric : Je pense qu'il s'est produit un phénomène
paradoxal pour Du Ciment Sous Les Plaines, à savoir que
même pour nous, en tant que musiciens, nous nous sommes dits que
nous n'étions pas vraiment parvenus à le tenir de bout
en bout : il n'était pas arrivé totalement à la
destination que nous lui avions fixé. Nous considérions
que nous n'avions pas rempli à 100 % le contrat établi
au départ. Là-dessus, Bertrand s'est retrouvé en
première ligne, violemment attaqué pour ses textes alors
que, paradoxalement, lui avait peut-être plus progressé
dans son domaine que tout le reste du groupe sur le plan strictement
musical. Cette attitude de vouloir isoler l'un des membres du groupe,
cette notion de tête de turc en fait, nous l'avons ressentie comme
une sorte de sanction aveugle, un jugement à l'emporte-pièce
rendu par des gens dont on se demandait s'ils avaient vraiment écouté
l'album. À la limite, on avait l'impression que la critique avait
été faite avant qu'il ne sorte.
Bertrand : Sans vouloir tomber dans la parano, nous ressentions cela
comme un contrat lancé contre le groupe. Tout le monde semblait
à l'unisson et les critiques se ressemblaient beaucoup d'un journal
à un autre. C'est vrai que nous n'étions pas satisfaits
à 100 % de l'album ; d'ailleurs, nous ne le sommes jamais, nous
ne sommes pas du genre à faire dans l'autosatisfaction.
L'indice
de satisfaction a-t-il progressé avec Tostaky ?
Bertrand : Tu sais, on ne savait même pas si on allait
le faire, cet album, alors déjà, nous sommes forcément
contents parce qu'il représente comme une sorte de "revirginité".
Nous nous sommes retrouvés après un long break et, ainsi,
il y a cette sensation de nouveauté qui nous procure une grande
satisfaction.
Par
rapport à Du Ciment dont les chansons paraissent un
peu bridées, il apparaîtrait que les titres de Tostaky
aillent au maximum de leur puissance
Bertrand : L'époque n'était pas la même et puis
nous avons évolué, nos amours ont changé même
si certains peuvent penser que c'est artificiel, alors que pour nous,
c'est complètement naturel. Lorsqu'on a fait Du Ciment,
probablement n'avions-nous pas encore affirmé nos goûts
qui devaient être encore un peu sous-jacents ou légèrement
en veilleuse. Maintenant, je crois que nous parvenons à nous
exprimer totalement, ce qui n'était pas tout à fait le
cas il y a 2 ou 3 ans. Et puis, il faut souligner le fait que nous avons
travaillé avec un producteur, Ian Broudy, avec qui même
si en bout de course, nous avons fini par trouver une direction commune
nous n'étions pas toujours d'accord. Il y avait peut-être
une orientation qui ne correspondait pas totalement à la nature
profonde du groupe mais qui, à l'époque, nous convenait
parce que si cela n'avait pas été le cas, nous n'aurions
pas fait l'album. Dans ce type de situation, on préfère
se faire Hara-Kiri. Il n'est et ne sera jamais question pour nous de
sortir un truc dont on estime qu'il ne reflète pas complètement
la volonté du groupe. Par contre, ce dont on se rend compte maintenant,
c'est qu'il nous est arrivé par le passé de pratiquer
une forme d'autocensure, que ce soit au niveau de la musique ou à
celui des textes, alors qu'aujourd'hui on "lache" plus les
choses. En fait, on espère que le temps nous apporte ça,
c'est-à-dire qu'au lieu de nous assagir carrément, il
nous apprend au contraire à ne pas hésiter à défoncer
certaines portes, surtout si elles ne nous plaisent pas.
Revenons
à ce fameux break évoqué brièvement tout-à-l'heure.
il a quand même duré un an et demi et toutes sortes de
rumeurs alarmantes ont couru à votre sujet. J'ai même entendu
une radio annoncer le concert d'un groupe dont l'un des membres était
l'ancien guitariste de Noir Desir. Scoop ?
Serge : ? ? Je n'ai jamais fait de concert avec un autre groupe
!
Bertrand : Ah oui, je vois C'est Luc Roben, un ancien guitariste de
Noir Desir première période qui a joué avec nous
jusqu'en 85, avant que l'on enregistre quoi que ce soit. Par la suite,
il a formé un groupe appelé L'École Du Crime. Ils
ont dû jouer à Bourges et probablement à Paris et,
du coup, ça a été mal interprété.
Pour en revenir au break en question, disons que cela nous a permis
de relativiser les choses, de prendre le temps de penser et de retrouver
nos marques. C'est vrai qu'à une certaine période, la
pression était vraiment trop forte.
Vous
en avez profité pour vous placer en position d'observateurs de
la scène rock et assister avec suffisamment de recul à
l'émergence de groupes tels que Nirvana ou Sonic Youth. Il y
a eu ce flash avec Fugazi
Bertrand : Effectivement, on a eu le temps de voir les choses bouger.
Pour Fugazi, c'était quelque chose qui courait depuis longtemps.
Fugazi est le groupe quasi-parfait. Tout nous plaît chez eux :
les compos, les textes, la manière d'intervenir sur ces compos.
On a l'impression que chaque note est voulue à 100 %. À
travers leur musique et à tout instant, on ressent le facteur
humain, cet investissement permanent qui va au delà des shows
ou des disques. On adhère complètement à leur démarche,
à l'esprit qu'ils véhiculent.
Un peu
à la façon d'Henry Rollins.
Bertrand : Oui, c'est cela, cet engagement total. Rollins, c'est
vraiment fort sur scène, cela fait du ménage dans les
valeurs.
Vous
vous êtes aménagé un studio dans les environs de
Bordeaux. Cela correspondait-il à une nécessité
impérieuse, un besoin de base locale ?
Denis : Oui, nous avions besoin d'un endroit tranquille pour travailler.
Cela étant, appeler ça un studio, c'est beaucoup dire.
Ce n'est pas un studio au sens propre du terme. Disons que c'est un
local dans lequel on répète et où se trouve quand
même un 16 pistes grâce auquel on peut réaliser nos
maquettes. Cela nous permet de bosser plus vite et de façon plus
relax. Il est situé à 20/25 kms de Bordeaux.
Où
exactement ?
Bertrand : Ça, nous préférons ne pas le dire.
Tu comprends pourquoi (rires) ?
Oui,
je vois à peu près, vous vous défiez des opportuns.
À propos de défiance, avez-vous toujours ces problèmes
par rapport au parisianisme et à son microcosme rock ? Est-ce
quelque chose que vous avez ressenti d'emblée ?
Bertrand : Oui, d'entrée. Aujourd'hui, dans une petite mesure,
cela s'est attenué parce que, probablement, nous nous sentons
un peu plus sereins. Mais avant, c'était : "Attention !".
Actuellement, nous avons moins besoin de faire attention parce que le
groupe est moins fragile dans la mesure où nous avons déjà
un background mais lorsque tu débarques sans avoir rien sorti,
tu n'es rien. Toi, tu sais que tu es quelque chose mais les autres,
en face, ils n'en ont rien à foutre, ils te considèrent
comme n'existant pas. Ils font ce qu'ils veulent de toi et cela peut
aller très loin et très vite dans le sens de la manipulation,
ce qui fait que tu deviens un simple élément à
la limite de l'abstraction et que donc tu peux perdre d'entrée
ton identité. Par contre, quand tu as produit quelque chose qui
marche un tant soit peu, viennent se greffer des gens qui te trouvent
génial et qui t'abreuvent de conseils. C'est insupportable.
Comme
l'après "Aux Sombres Héros De La Mer"
Bertrand : Oui, tout ce parasitage intolérable du style :
"Vous êtes vraiment super, j'ai toujours cru en vous",
etc Mais pour en revenir à ce que tu disais tout à l'heure
au sujet du microcosme, je me méfie de tous les microcosmes,
y compris du notre, car nous aussi on génère un microcosme,
cette notion de clan qui peut être chiante pour les autres parce
que, à un moment donné, le clan peut être quelque
chose d'authentique, avec de bonnes règles, des comportements
positifs dépourvus de toute superficialité mais, par la
suite, il arrive souvent que cela tourne à une espèce
d'élitisme restrictif qui te coupe de la réalité.
Denis : Tu sais, on a vécu ça aussi à Bordeaux
parce que là-bas, il y a une sorte d'intelligentia très
fermée qui, à nos débuts, nous considérait
comme de véritables merdes. Aujourd'hui, quelques années
plus tard, nous sommes les meilleurs amis du monde (rires).
Bertrand : Et puis, tout ce qui est microcosme dans le sens "chapelle"
ou je ne sais quoi, ce n'est pas intéressant. Que les gens soient
passionnés par ce qu'ils font, c'est normal, mais qu'après
ils perdent toute ouverture, là cela devient nul.
Actuellement,
il semblerait que tout ce qui se fait de mieux en matière de
rock & roll français vienne essentiellement de province.
Je pense à des gens comme Dominic Sonic, Kat Onoma, Kid Pharaon,
les Thugs
Bertrand : Tout à fait d'accord. Il y a aussi les Dirty Hands,
Shredded Ermines, City Kids, Burning Heads. Je pense également
à Théo Akola de Passion Fodder ou plutôt ex-Passion
Fodder. Il fait des choses très intéressantes, sa démarche
est originale. Quand je pense à la façon dont on a cassé
son dernier album, c'est une honte !
J'ai
personnellement assisté à un concert de Theo Akola en
Bretagne, du temps où son groupe s'appelait encore Orchestre
Rouge. À l'époque, il avait eu la rude tâche et
le redoutable honneur de clôturer un festival dont l'avant-dernier
artiste à se produire n'était autre que James Brown.
Bertrand : Bigre, en effet, cela n'a pas du être facile.
C'est
le moins que l'on puisse dire Et puisqu'on est en Bretagne, parlons
un peu de cette reprise d'un défunt groupe rennais, les Nus,
ce morceau "Johnny Colère" qui figure sur Tostaky.
Bertrand : Les Nus ont été très importants
pour nous dans le début des années 80, même s'ils
n'ont sorti qu'un disque et que l'on n'a assisté qu'à
un seul de leurs concerts. C'est un groupe qui nous a beaucoup marqué,
le genre d'influence fulgurante et indélébile.
Avez-vous
été séduits par toute cette connexion rennaise
: Marquis de Sade, etc ?
Bertrand : À l'époque oui, beaucoup, mais Les Nus
représentaient pour nous ce qu'il y avait de plus intéressant,
en toute subjectivité, cela va de soi (rires) Bon, Marquis de
Sade, c'est évident, il y avait quand même là-dedans
des choses qui débarquaient, tout ce côté free cold,
l'aspect continental européen du truc, etc Mais le flash, c'était
d'abord Les Nus ! Pour Tostaky, on avait d'abord pensé
reprendre un morceau intitulé "Les Yeux" et finalement,
on a opté pour "Johnny Colère", un peu à
cause ou grâce à Ted Niceley, notre producteur, qui un
jour au studio nous a entendu la jouer entre deux prises. En fait, on
connaissait assez peu le morceau, c'était juste un petit moment
de détente, une récréation que l'on s'accordait.
Il y avait juste le rythme avec un peu de basse derrière. Serge
qui ne connaissait pas le morceau nous a entendu partir et a pris sa
guitare. Quant à moi, je me rappelais de quelques bouts de textes
et on a tous commencé à faire ce "Johnny Colère"
plus ou moins improvisé. Là-dessus, Ted, qui était
dans le coin, a dressé l'oreille et a fait : "Oh, oh, ça
c'est bon, on devrait travailler ce titre". Et tu vois, ça
c'est drôle, parce que 10 ans après, un américain
qui ne connaissait pas plus Les Nus que tous les groupes de Rennes et
dont la culture en rock français se limitait pratiquement à
la scène angevine, avait immédiatement repéré
le potentiel de cette chanson et en plus avait tout de suite senti qu'elle
nous correspondait parfaitement. Ce qui prouve que c'est vraiment un
bon.
Elargissons
le débat à l'hexagone et tentons une grande question métaphysique
: peut-on comparer Noir Désir à Téléphone
en tant que groupe-phare d'une génération à la
différence près qu'au public ado néo-bon enfant
de Telephone a succédé un public désabusé
en proie à une sorte de vieillissement accéléré
?
Bertrand : De vieux ados (rires) ? Tu sais, tout a changé
: les gens, l'époque, les faits, les lieux. C'est vrai que ces
dix dernières années pas mal d'espoirs ont été
décimés et que l'on a assisté à un resserrement
d'enthousiasme. Les élans collectifs ne sont plus vraiment de
mise actuellement, à tous les stades, mais il reste une constante
dans le domaine : qui vient aux concerts de rock sinon en majorité
les ados ? À côté de cela, en ce qui nous concerne,
on a peut-être la chance d'avoir des gens très différents
à nos concerts que ce soit dans les tranches d'âge ou au
niveau des couches sociales. On a vraiment des retours de partout et
c'est très gratifiant car il nous gênerait beaucoup de
n'avoir qu'un niveau d'audience, de ne s'adresser qu'à une frange
bien particulière, que ce soit quelque chose de définissable,
d'etiquettable. Nous sommes très attachés à ce
refus de l'uniformisation. Il n'y a pas de discours type chez Noir Desir.
Dans la musique, que ce soit dans le rock ou ailleurs, il ne doit pas
y avoir de relents doctrinaires ou je ne sais quoi de restrictif.
Donc
pas de démarche ciblée style Bérus ?
Bertrand : Les Bérus n'auraient pas dû être restrictifs.
D'ailleurs, au-delà de l'aspect un peu slogan du truc, ils avaient
un discours plutôt généreux et sur la fin leur audience
s'était bien élargie et c'était positif, même
si à un moment donné, cette ouverture les avait troublés.
Denis : Il y a quand même une énorme différence
entre Téléphone et nous, sans parler du contenu des textes
ou du style musical plus rock classique chez eux. Je pense qu'ils étaient
trop isolés. Quelle est la signification d'un tel phénomène
dans un petit pays comme la France ? Quel est l'intérêt
de pouvoir dire : "Nous avons notre groupe de rock" ? Nous,
nous espérons bien échapper à cela. On n'arrête
pas de dire qu'il existe d'autres groupes. Il ne nous intéresse
pas d'être seuls en piste, alors que nous ne le sommes pas dans
notre vie, alors que nous sommes sans cesse à l'écoute
des autres et qu'il y a échange constant. L'isolationnisme entraîne
immanquablement la sclérose et la régression. C'est évident.
Vous
avez défini Tostaky comme étant un album de
lutte. Quel sens exact donnez-vous au mot "lutte" ?
Bertrand : Les Inrockuptibles reprenaient déjà
la formule qu'ils avaient eux-mêmes piquée dans Best
L'interview,
c'est parfois l'art de reposer les mêmes questions
Bertrand : Oui, justement, cela mérite approfondissement.
Dans les Inrocks, sur la critique du disque, ils reposaient la question
en ces termes : Tostaky, un album de lutte, mais un album de
lutte contre quoi ?". Et en même temps, ils répondaient
à la question, à savoir qu'il s'agissait de lutte contre
le grand méchant business alors que nous, en fait, on ne lutte
pas spécialement contre ceci. Il faut prendre le mot "lutte"
dans son sens brut. On lutte tout court, point. Comment vit-il celui
qui a écrit cela, sinon en se battant pour faire les choses qu'il
aime ? On est tous plus ou moins bien payés pour savoir que cela
n'arrive jamais tout seul à n'importe quel niveau. Si tu es jardinier,
c'est pareil Il n'y a rien de stéréotypé. Maintenant
pour en revenir au business, il va sans dire qu'il faut parfois savoir
aussi se bagarrer avec. En fait, le business n'est pas forcément
méchant, il est abusif. Il donne les normes pour tout et pas
seulement dans la musique, mais dans tous les domaines, y compris la
politique.
Denis : De toute façon, ce ne sont pas les gens qui déclarent
la guerre au business ou les gens qui déclarent la guerre à
la politique, c'est l'inverse.
Bertrand : C'est curieux de voir combien aujourd'hui le mot "lutte"
a perdu de son prestige, ce côté naturellement positif.
Les années 90 sont vraiment bizarres avec cette méfiance
permanente. La lutte, c'est encore quelque chose qui fait avancer. Il
s'agît de se remuer le cul pour que ça bouge autour de
toi. Ce n'est pas une révélation, il en a toujours été
ainsi.
Message
reçu Pour en revenir à Tostaky, chapitre réalisation,
comment s'est passé l'enregistrement ? Par exemple, est-ce que,
contrairement à Du Ciment Sous Les Plaines, toutes
les chansons étaient prêtes avant d'entrer en studio ?
Bertrand : Disons qu'elles étaient plus abouties mais tout
n'était pas exactement en place. Par exemple, "Lolita Nie
En Bloc" a été écrite et composée sur
place de A à Z. On avait cette volonté de conserver ce
genre de marge mais dans l'ensemble, tout avait été préparé
avant. Le local dont on parlait tout à l'heure nous a permis
de réaliser nos pré-maquettes tranquillement. Nous avons
fait de la pré-production, ce qui nous a donné la possibilité
d'éliminer d'entrée la plupart des malentendus éventuels
que tu peux avoir au sujet de la musique. Nous avons pu anticiper sur
certains écueils et donc gagner du temps.
Serge : Pour l'enregistrement des morceaux proprement dit, nous avons
travaillé de façon live, sans passer par le carcan traditionnel
des prises par instrument. On bossait en permanence sur la version complète
du morceau et c'est cela qui était particulièrement intéressant
: maintenir une espèce de tension commune sur chaque titre. Je
pense que cela lui donne l'efficacité maximum.
Frédéric : Cette méthode, on voulait déjà
l'appliquer pour Du Ciment. Malheureusement, cela n'a pas été
possible à cause du studio et également à cause
de nous, tout simplement parce que nous n'avions pas réfléchi
avant. Nous n'avions pas vu le studio. Nous ne nous étions pas
aperçus au départ que la pièce live ne nous permettait
pas de jouer live tous ensemble alors que pour Tostaky, c'était
la condition sine qua non. Nous voulions enregistrer live et donc disposer
d'une grande pièce avec des espèces de pièces satellites
où tu peux isoler les amplis pour que le son ne repisse pas partout.
Serge : En plus, cela nous permettait de faire plusieurs versions de
chaque morceau avec des parties sensiblement les mêmes, alors
que sur les autres albums, ce n'était pas possible, pour des
raisons techniques d'une part et d'autre part parce que nous-mêmes
n'étions pas assez forts. Du coup, c'est sûr que cela donne
des choses plus abouties. Pas forcément au niveau des compos,
mais plus près dans le fond de ce que l'on avait envie de faire,
avec un éventail plus large pour discuter sur telle ou telle
option pour tel ou tel morceau. Pour certains, cela peut aller très
vite alors que pour d'autres, on est confronté à des hésitations
et donc à des discussions sur un passage ou un type d'accord.
Parfois, il arrive que la fin d'une chanson soit totalement extensible.
Je pense par exemple à "Here It Comes Slowly" ou à
"Tostaky".
Justement,
parlons de ce qui peut être considéré comme le morceau
de bravoure de l'album. Ce titre, "Tostaky", comment êtes-vous
parvenus à le rendre quasiment monstrueux de puissance ?
Serge : C'est une idée de Bertrand, toute simple. Il est
arrivé avec ce riff infernal monté sur cette guitare en
boucle, avec la ligne mélodique autour, le changement en espagnol,
etc À partir de là, on s'est tous demandés : qu'est-ce
que l'on peut faire à partir de cette ligne mélodique
? Là-dessus, on s'est tout de suite rendu compte que la meilleure
façon de le sentir était de le faire tous ensemble, c'est
à dire Bertrand restant en bas du manche, normal ; Fred le faisant
à la basse, moi en le jouant au milieu à la guitare et
Denis par dessus pour enrouler l'ensemble.
Bertrand : En se posant la question : quel rythme utiliser pour tout
ça ? Alors il est allé faire des oeufs en neige (rires),
comme il fait toujours.
Serge : Le tout était de trouver un bon lien pour bien structurer
le morceau. En fait, c'était extrêmement simple, il suffisait
dans les quatre dernières mesures de basculer du mi au sol.
Bertrand : Tout repose sur cette ligne mélodique, sur la manière
de l'agencer rythmiquement et de placer les mots dedans. En acoustique,
le morceau ne sort pas du tout pareil. Cela valait vraiment le coup
qu'il soit ultra précisé par la ligne de guitare qui est
plus bas de manche. Cela pose tout de suite une sorte de tableau avec
une succession de scènes qui s'enchaînent.
C'est
un morceau violent, chargé d'images choc. Il y a un relent de
menaces dans cet album, dont le premier titre "Here It Comes Slowly"
pourrait constituer une sorte de prologue : "Now it smells like
a war drug. We can keep that beast away. We'll never stand fascism anymore".
Toujours la bête du fascisme ?
Bertrand : Oui, c'est clair. C'est peut-être une métaphore
usée mais elle a le mérite d'être immédiatement
saisissable. La bête du fascisme et même de tous ses satellites
et de tout ce qui peut y mener. Il est évident que notre société
telle qu'elle est foutue mène au fascisme. La menace se fait
tout à fait limpide et on peut effectivement, aujourd'hui, établir
un bilan inquiétant quant à l'avancée de cette
chose immonde.
Parallèlement
à cela, la chanson "Ici Paris" parle d'une alternative.
On y retrouve une "Marie-Anne rebelle et métissée".
Bertrand : Qui est, bien sûr, une allusion à l'immigration.
Il faut choisir. Moi, je suis pour le métissage le plus total.
Il faut savoir ce que l'on veut comme type d'avenir et quelle société
on souhaite. De toute façon, cela me paraît inéluctable,
donc autant l'accepter tout de suite. Pour cela, il faut avoir un type
de disposition d'esprit et c'est pour cette raison que, non seulement
les fascistes sont insupportables, mais aussi que tous ceux qui en retrait
des fachos ont des réticences, sont à côté
de la plaque. Le problème n'est pas de perdre ses racines à
soi, c'est de les enrichir. C'est une question de progrès intellectuel.
Dans ce titre, il y a aussi un coup de projecteur sur ce Paris qui est
un peu le symbole de ce métissage, tout en ne l'étant
pas vraiment, tout en n'allant pas jusqu'au bout. Cela dit, le métissage,
ce n'est pas une question d'ethnie ou de religion que l'on peut considérer
d'ailleurs comme les étapes les plus délicates par rapport
à quelque chose de plus strictement culturel qui est une étape
plus aisée ou plus naturelle. Le plus évident, bien sûr,
c'est la musique où tout se mélange aujourd'hui. Il y
a des musiques arabes qui sont renversantes de beauté, par exemple.
Toujours
dans "Ici Paris", tu cites Syd Barrett.
Bertrand : C'est par rapport à Londres et à toutes
ces capitales qui sont symboliques de l'état des pays eux-mêmes
; et pour Syd Barrett, c'est vraiment très dérisoire.
Et puis en plus, il y a ce jeu de mot : "A Syd Barrett" J'aime
bien faire cela de temps en temps, même si certains s'en irritent.
Comme
"Lolita Nie En Bloc"
Bertrand : C'est cela. Il faut savoir se faire plaisir de temps
en temps, se laisser aller (rires)
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