Un disque courageux, Serge Teyssot-Gay, guitariste de Noir Désir, se fait la belle avec Hivernaud, écrivain de l'ombre dont il met en sons La Peau et les Os.

Serge teyssot-Gay On croit qu'on en est sorti" (Barclay)

Un homme s'est évadé

photo: Renaud Monfourny

Goerges Hivernaud s'est éteint en 1983 sans que sa mort dissipe l'indifférence qui, elle une ombre indéchirable, avait enveloppé sa courte oeuvre d'écrivain. Serge Teyssot-Gay ne l'a pas connu, il a pourtant la sensation de l'avoir rencontré.

C'était il y a quatre ans et il découvrait la prose si minérale et si riche de la Peau et les Os. Un premier roman publié en 1949, emblème clandestin d'un après-guerre où de grands isolés comme Guérin, Bove, Calet ou Herbard trouvèrent un langage littéraire pour dire l'essentiel: ce que c'était que de vivre dans un temps brisé et épuisé qui, par défaut, était le leur. la Peau et les Os est l'oeuvre cinglante d'un type qui, à peine sorti de cinq années dans le camps de prisonniers, découvre que l'humanité tout entière est uniformément et quotidiennement captivé, dépossédée. Ce constat fit d'Hivernaud un traître. Au lieu de recopier les mots et d'épouser les diverses moralesque l'époque lui dictait, il osait articuler ce que sa conscience seule avait retenu et imprimé: pas plus optimiste qu'engagé, il avait simplement choisi de se débattre dans un monde où les hommes n'étaient plus que les globules "de cette espèce de sang qui coule dans le corps des villes". Pour cette unique raison, la Peau et les Os fut un éclair de lucidité et de cruauté dans la molle grisaille des années Sartre-Camus. Cinquante ans après, des gens comme Teyssot-Gay continuent d'en percevoir les lumineuses zébures.

Teyssot-Gay est le guitariste de Noir Désir. Cet emploi a plein temps lui liasse parfois le loisir de s'évader. Il y a quelques années, Silence Radio, un premier disque solo discrètement expérimental, avait séduit ceux qui voient la chanson comme un territoire où la fuite est toujours possible. Aujourd'hui, avec cet album construit sur des fragments de la Peau et les Os , l'échappée est plus belle encore.

Pour Teyssot-Gay, ce fut une manière d'aller au fond du bois, au propre comme au figuré. "Je me suis isolé dans une baraque en pleine forêt avec ma guitare, une boîte à rythmes, deux radiocassettes et le bouquin d'Hyvernaud. En deux fois dix jours, j'avais maquetté tout l'album."

Un processus moins fluide qu'il n'y paraît, suivi d'une année passé à enregistrer, à effectuer un véritable travail de montage, à prendre le recul nécessaire. Le résultat, âpre et courageux, sonne comme une évidence alors que rien, dans cette entreprise, n'était simple. Sans doute Teyssot-Gay, pour mieux donner corps à la parole d'Hivernaud, a décidé de ne jamais effacer sa propre voix. "J'aurais pris conscience de la musicalité de son écriture et je ne voulais pas me contenter d'un simple accompagnement. Je rejoins Hyvernaud lorsqu'il écrit qu'adhérer est un "idéal de mollusque". Il fallait d'abord que je crée mon propre univers, quitte à me réapproprier ses mots. Avant de choisir des passages de son livres, j'ai donc cherché des thèmes musicaux. Ensuite, la plupart des textes se sont imposés immédiatement: ils s'enroulaient d'euxmêmes autour du rythmes, un peu comme le rap"

Oeuvre de partage plutôt qu'acte de soumission, "On croit qu'on en est sorti" témoigne d'une parfaite adéquation entre les opinions esthétiques d'Hyvernaud, qui taillait avec une rare rigeur dans la paâte des morts, et la patte ferme d'un musicien qui peint au couteau des trames rugueuses, aux reliefs subtils et jamais décoratifs. Avec des outils méticuleusement sélectionnés et des gestes qu'on devine d'une intense précision, Teyssot-Gay a travaillé l'enveloppe du son pour atteindre une sorte de brutalité soignée, de sécheresse féconde. Avec ses mélodies et ses rythmes au souffle court, ses guitares corsetées, ses instruments filtrés, sa scansion qui évite les écueils de l'emphase comme de la récitation, le musicein retrouve en une commune solitude un écrivain dont il dit: "Il était debout contre rien, planté sur ses deux pieds, sans artifices ni compromis."

Notes et mots, alors, ne s'unissent plus seulement pour porter la parole rageuse d'un homme qui sut décrire l'enfermement collectif, le broyage du réel, la démission du vivant. Tout ici se rejoint pour résonner d'une même fureur, d'une même folie de dire, ardente et juste.

Richard Robert les Inrockuptibles Novemebre 2000